J’ai souhaité attendre que la poussière retombe un peu avant
de m’exprimer sur le sujet très épineux de ma position de traductrice de
L’Ickabog,
dans le contexte d’une série de tweets et
billet
de blog (que j'ai moi aussi considérés comme) transphobes de J.K.
Rowling.
Si vous n'avez pas entendu parler de cette histoire, vous pouvez en lire un
résumé
ici,
en gardant à l'esprit qu'il est conforme à mon opinion, et pas à celle, par
exemple, du
Figaro,
que je vous mets aussi par souci du débat républicain, car je suis une punk
comme ça.
Je me sens bien sûr concernée depuis des années par cette
question (les sorties de J.K. Rowling sur ce sujet n’étant pas nouvelles), en
tant que fan de Harry Potter. Mais deux amies m’ont fait comprendre que
j’étais également désormais impliquée, par association circonstancielle – en
tant que traductrice de J.K. Rowling, qui plus est en pleine traduction.
Je remercie ces deux amies de m’avoir fait prendre conscience qu’il
était nécessaire que je m’exprime, même si je sais que je les ai déçues par ma
décision de continuer à traduire L'Ickabog, car leur position est très
différente de la mienne.
J’ai choisi d’attendre la fin du travail et de la
publication de la traduction, qui a été extrêmement intense et a exigé une
disponibilité intellectuelle et un investissement de temps considérables. J’ai
passé ce temps à beaucoup réfléchir à la meilleure manière de m’exprimer, et à
en parler avec des proches en qui j’ai confiance, qui m’ont avec la plus grande
bienveillance aiguillée dans ma réflexion.
Je tiens à dire qu’à part les deux amies mentionnées plus
haut, je n’ai reçu strictement aucun email ou message me reprochant de
continuer à honorer mon contrat de la traduction de L’Ickabog, ni ne
réclamant une prise de position de ma part. Je n’ai fait l’objet d’aucune
pression pour l’écriture de ce billet.
Ce texte est en mon nom seulement, et ne représente pas la
perspective de Gallimard Jeunesse.
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La première chose à dire est que je ne suis pas solidaire
des prises de position personnelles de J.K. Rowling. Ma position est exactement
contraire à la sienne. Il est important de préciser ici qu'il ne s’agit pas
seulement de sa part d’une opinion émise à la légère, mais d’une série de
déclarations politiques qui témoignent d’un positionnement clair depuis des
années.
Ce positionnement se réclame d’une idéologie précise,
utilise une rhétorique précise, et se réfère à des sources précises, renvoyant
à une conception de la lutte pour les droits des femmes qui en exclurait les
femmes trans (ou ne les accepterait que sous certaines conditions drastiquement
spécifiques, comme J.K. Rowling le mentionne dans son
blog).
Il est impossible, si l’on évolue un peu dans les milieux
féministes contemporains, de manquer de reconnaître ce type de discours. Je
vous renvoie à
ce
résumé en anglais analysant le sous-texte du billet de blog,
à
cette analyse en français, à cet
article
de La Gazette du Sorcier (que, tout comme moi, on peut
difficilement accuser d’anti-Rowlinguisme primaire...).
Il est compliqué de qualifier ces propos autrement que comme
transphobes, car ils rejettent sciemment et explicitement la possibilité de ne
pas s’identifier au sexe qui a été assigné à la naissance; or, être trans veut
littéralement dire ne pas s’identifier au sexe qui a été assigné à la
naissance.
La popularité gigantesque de l’autrice de ces discours
contribue à la normalisation de ces idées, qui ont un impact sur la vie et le
bien-être d’un grand nombre de personnes, y compris jeunes et particulièrement
vulnérables.
Ce genre de discours se perpétue d’autant plus facilement
qu’
on
le fait paraître « de bon sens », « raisonnable », surtout auprès de gens
qui n’ont jamais réfléchi à ces questions auparavant et n’ont jamais rencontré
de personnes trans, queer, non-binaires, ou tout simplement alliées, avec qui
parler.
De fait, ce qui m'a le plus chamboulée durant toutes ces
semaines à parler de cette histoire avec de nombreuses personnes, c'est la
facilité avec laquelle les propos de Rowling ont été acceptés comme une
évidence par des gens qui n'avaient jamais auparavant été exposés à ces
questions, le sarcasme qui a baigné les discussions, et la très mauvaise image
à la fois des personnes trans et de l'activisme LGBTQ+ qui en a découlé. Ca
fait mal au coeur, franchement, de se dire que pour beaucoup de personnes, la
première occasion de réfléchir à ces questions aura été une polémique aussi
simpliste et hyperpolarisée.
Tout cela justifie une prise de position (mais non,
évidemment, les insultes) de ceux et celles qui s’opposent aux propos de J.K.
Rowling.
S’il faut donc que je clarifie ma position sur le sujet, la
voilà, elle me semble évidente tant elle est avec moi depuis de longues années,
nourrie d’amitiés, de lectures, de rencontres, de conversations, de réflexion :
les femmes trans sont des femmes, les hommes trans sont des hommes ; les
personnes qui ont leurs règles ne sont pas nécessairement des femmes, et il y a
des femmes qui n’ont pas de règles. Les personnes trans sont mises en danger
par la perpétuation de discours visant à les ramener au sexe auquel elles ont
été assignées à la naissance.
Il existe de
nombreuses
ressources
pour qui
chercherait à
en savoir davantage du point de vue des
personnes directement
concernées.
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J’en viens aux autres questions qui m’habitent depuis le
début de cette histoire : que faire, en tant que traductrice de J.K. Rowling et
en tant que fan de la première heure d’Harry Potter, quand éclate un
battage médiatique autour de telles paroles, littéralement trois jours après le
début de la publication du nouveau roman de l'autrice ?
Comme je le disais plus haut, une personne que je considère
comme une amie proche m’a fait savoir sans ambiguïté que pour elle, le seul
acte responsable en tant qu’alliée était d’interrompre ma traduction de L’Ickabog.
Je respecte les raisons qui fondent cette opinion, mais je refuse absolument de
m’y aligner.
Il me semble extrêmement dangereux de souhaiter
l’interruption, l’entrave, le retrait, etc., d’une œuvre littéraire pour
signaler son opposition à ce que son auteurice exprime (ou la manière dont il
ou elle vit sa vie) en-dehors de l’œuvre.
Un.e autre traducteurice que moi aurait peut-être pris la
décision inverse. J’aurais respecté son choix d’abandonner la traduction, mais
je n’aurais pas personnellement approuvé ce choix.
Un tel choix reviendrait à cautionner une approche de la
littérature qui condamne une œuvre pour les discours extra-textuels de son
auteurice. Il ne faut pas être naïf : évidemment, une œuvre n’est pas
magiquement séparable de la personne qui la crée ; les conditions matérielles
de diffusion de l’œuvre, les paroles de l’auteurice, la communauté de fans,
etc., conditionnent la réception de l’œuvre.
Cependant, j’estime qu’il est
profondément indésirable, pour toute la sphère culturelle et au-delà, de
souhaiter affaiblir la portée d’une œuvre littéraire pour des questions n’ayant
trait ni à la qualité ni au contenu de cette œuvre.
On peut décider personnellement de ne plus jamais
lire tel ou telle auteurice par rejet de sa politique ou de son comportement ;
on le fait d’ailleurs tous les jours, pour tout un tas de raisons, selon sa
sensibilité propre. De tous ces livres que je ne choisis pas sur les rayonnages
des librairies, il y en a une bonne partie pour lequel ce non-choix est motivé
par mon jugement politique à l’encontre de l’auteurice. Mais il faut se garder,
je crois, de tout désir que cette décision, en se collectivisant, devienne de
facto prohibitive.
Il
faut être ouvert à la complexité et à l’inconfort de cette position dans
laquelle nous sommes jeté.es, en tant que fans de l’œuvre de Rowling, comme en
tant que médiateurices de cette œuvre. La solution ne peut pas être de tirer un
trait, collectivement, sur les livres de J.K. Rowling, qui comptent parmi les
œuvres majeures de la littérature contemporaine, et dont l’impact social,
culturel et politique est incommensurable et reste à ce jour absolument
inégalé.
Nous devons, je crois, réaffirmer que les auteurices sont
simplement des personnes, des personnes qui ont des expériences singulières,
des convictions propres, des failles; et que malgré leur parfois immense
responsabilité et l’impression que nous avons de les connaître, ce sont
finalement des mystères. Alors que leurs œuvres, bien au contraire, sont des
lieux ouverts, des espaces de rencontre, de partage, d’échange, de débat, de
critique et de tensions.
Dans l’œuvre, nos projections ont du sens, dans l’œuvre nous
sommes libres ; dans la personne, ces projections meurent sans bruit, et à trop
les investir, nous nous rendons nous-mêmes vulnérables. Dans l’œuvre se déploie
la complexité productive ; dans la personne, le fantasme sans fruit. Dans la
personne il n’y a que nos immenses rêveries ou nos très grandes déceptions.
Condamner l’œuvre pour condamner l’auteurice, c’est se
priver du discours pluriel et complexe de tout un monde, dans le but
d’assourdir la voix unique, platement monologique, d’une seule personne.
Les deux peuvent parfois entrer en résonance, et parfois
non. Ironiquement, dans L’Ickabog, la représentation plus que fluide du
genre de l'un des personnages centraux peut paraître pour le moins surprenante,
étant données les déclarations de J.K. Rowling.
On peut dire, et avec raison, qu’il y a de nombreux aspects
d’Harry Potter qui posent question idéologiquement. Mais ces aspects-là
sont débattus, examinés, déconstruits, etc. depuis des années déjà. En parler
fait partie d’une dynamique de lecture critique, collective, saine, vivace, qui
a lieu depuis toujours dans la communauté de fans d’Harry Potter et dans
les milieux universitaires.
Il faut à tout prix avoir ces conversations-là, elles sont
précieuses. Elles sont le signe d’un lectorat perspicace et analytique. Elles
sont basées sur le texte et sont d’ordre littéraire. Si elles mènent à une
décision, par telle ou telle communauté critique, de ne plus lire ou enseigner
un texte, ou de le lire et de l’enseigner différemment, c’est là
l’aboutissement d’une réflexion éminemment respectable.
Par contre, condamner un texte, en empêcher sa traduction
directement ou indirectement, non pas par suite d’une analyse du texte en
question mais à cause de la personne qui l’a créé, me semble le contraire d’une
réponse judicieuse.
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L’ironie tragique de cette situation, c’est que – je ne
pense pas être la seule à le croire – l’une des raisons pour lesquelles nous
sommes si nombreuxses dans « ma » génération à avoir des positions bien plus
socialement libérales, notamment sur des questions d’identité, que nos parents
et grands-parents, c’est parce que J.K. Rowling et Harry Potter sont
passés par là.
Et puis, surtout, elle dont l’œuvre littéraire a été pour
nous si formatrice. J’ai dit des dizaines et des dizaines de fois à quel point
cette oeuvre est centrale dans ma vie; j’ai fait
toute une émission de radio à ce sujet; je n’ai plus à prouver la tendresse
gigantesque que j’ai pour le monde que J.K. Rowling a créé, et l’estime que
j’ai à la fois pour son talent littéraire et pour nombre de ses
engagements.
Bien au-delà encore de l’oeuvre, la communauté de fans d’
Harry
Potter est depuis le début un havre de tolérance, de bienveillance,
d’accueil. Il n’y a rien de radical dans les représentations raciales,
culturelles, sexuelles dans
Harry Potter, mais par les discussions, les
rencontres, les podcasts, les forums, la fan fiction et le fan art, la
communauté a
déployé
l’oeuvre au-delà d’elle-même, l’ouvrant à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel,
et se l’appropriant.
À travers cette communauté, pendant les dix ans de la sortie
des livres, et au-delà, nous avons, ados, lié des amitiés par-delà les
frontières, eu ensemble des
discussions qui étaient
politiques sans même s’en apercevoir, créé et soutenu des
projets caritatifs, appris non seulement
à lire, mais à lire de manière critique, aiguë, experte, incisive.
Les meilleur.es lecteurices d’Harry Potter sont aussi
les moins indulgent.es envers la série ; c’est salutaire et ça n’empêche pas
d’être fan. Nous avons déployé des pratiques de lecture distante tout en
entretenant avec la série la plus profonde intimité.
La série nous a initié.es à la complexité de l’acte de lire.
Cette complexité est aussi liée à la relation ambiguë et mouvante que la
lecture entretient avec le contexte de lecture, le lieu et le temps de la
rencontre avec un texte, les communautés de lecteurices, la présence de
l’autrice, etc. Il ne faut pas abandonner cette complexité-là, qui nous
appartient; elle nous forme à la lecture autant qu’elle nous arme contre le
texte, elle fait de nous un lectorat résistant, analytique et donc puissant.
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Je ne souhaite pas ouvrir ce billet aux commentaires parce
que je n’ai ni le temps ni, franchement, le courage, de modérer ce qui serait,
j’en suis certaine, principalement des diatribes de trolls, y compris d’extrême
droite, qui sautent systématiquement sur l’occasion d’instrumentaliser ces
débats.
J’en profite pour rappeler que la majeure partie des appels
à la censure, au boycott, au bannissement de livres, reste de par le monde le
fait de groupuscules ultraconservateurs, malgré ce que les médias cherchent
parfois à faire croire en exagérant l’effet et le nombre d’appels à la censure
de la part d’associations progressistes de gauche. Les données de
l'American Library
Association, qui fait un travail considérable sur ce sujet depuis des
années, montrent notamment que les livres les plus bannis aux Etats-Unis le
sont très souvent parce qu'ils représentent des personnages LGBTQIA+:
Les groupes de pression ultraconservateurs se trouvent en ce
moment indiscutablement en position de force aux Etats-Unis comme en
Grande-Bretagne, représentés au gouvernement comme dans la vaste majorité des
médias les plus populaires. Ces gens-là boulottent actuellement du pop-corn
devant ce qu’ils perçoivent comme un combat de gauchos qui s’étripent. Voir le
Daily
Mail et autres tabloïds britanniques
(qui
tirent à dix fois plus d’exemplaires que le relativement libéral Guardian)
utiliser Rowling pour taper sur les personnes trans est ironique à pleurer.
Réagir aux paroles de Rowling donc, mais aussi et surtout à
ceux qui (Sonorus !) amplifient sa voix, ou dont la Plume à Papote se
balade pour s’effaroucher que notre réaction même soit une menace à la liberté
d’expression.
Répéter que ce n'est pas nous les censeurs. Ce qui implique,
bien sûr, de ne pas être censeurs.
Réagir aux paroles d’une personne, c’est y opposer des
réponses, poster des liens utiles, donner à des associations caritatives, etc.
Les
réactions
des
acteurices,
etc. jusqu’à maintenant m’ont semblé saines et salutaires,
condamnant
les propos d’une
personne
mais continuant à soutenir son œuvre. J’ai décidé personnellement de faire
don de mon à-valoir sur la traduction de
L’Ickabog à des associations de
soutien aux personnes LGBTQ+ en
France et
en
Grande-Bretagne. Etant
donné les circonstances, il m’aurait semblé malvenu de ne pas apporter un
soutien au-delà du symbolique pour les personnes sur qui le « débat » actuel
(je le répète, je considère qu’il ne s’agit pas d’un débat en réalité) a déjà
un impact.
Cependant, non seulement je n’ai pas arrêté de traduire L’Ickabog,
mais je n’arrêterai pas de lire et de parler d’Harry Potter et des
autres livres de J.K. Rowling, et de les partager.
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Pour leur relecture attentionnée et leurs commentaires
qui ont contribué à la réécriture de ce billet, merci infiniment à Anne-Fleur,
Aylin, Clara, Julia, Reutty, Tom, et cinq autres personnes qui n’ont pas
souhaité être citées.