Dans quelques semaines, je serai à nouveau en weekend intensif de formation continue, à enseigner à des adultes l'écriture créative pour la jeunesse. J'en ai parlé récemment à
Tom Lévêque, qui en a fait un billet incroyablement bien goupillé sur son (incontournable) blog: il y a une interview en anglais, allez écouter si ça vous intéresse de savoir si je connais bien mes verbes irréguliers - sinon, Tom l'a transcrite ET traduite (what a man). J'avais
aussi écrit sur le sujet l'année dernière.
Pour les très paresseux/ses qui n'auraient pas la motivation d'aller (re)lire ou écouter mes sages paroles, je vous fais un débrief rapide sur ce que je pense de l'apprentissage de l'écriture:
- Oui, c'est possible d'apprendre à écrire.
- Cependant, je ne suis pas certaine qu'il soit possible 'd'enseigner' directement l'écriture.
- Je pense qu'on peut enseigner à écrire, mais indirectement, en enseignant surtout la lecture. Apprendre à lire, à lire vraiment, en comprenant les mécanismes et les stratégies de ce qu'on lit, est une grande étape dans l'apprentissage de l'écriture. Et ça, heureusement, c'est beaucoup plus facile à enseigner: forcer des gens à faire de l'analyse de texte, c'est mon boulot de toute façon...
Je ne vais pas reparler des cours d'écriture créative, mais plutôt de ce 'message':
c'est en lisant qu'on apprend à écrire. Message banal, articulé par presque tout/e auteur/e qui se respecte, certains plus joliment que d'autres: Philip Pullman dit:
'Lire comme un papillon, écrire comme une abeille...' Dans l'idéal, l'auteur/e ne lit pas, mais butine; et puis transforme et recompose.
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l'abeille coule |
Mais
où est la limite entre butinage et imitation, entre influence et suivisme? Et comment équilibrer désir d'originalité et désir de rendre hommage?
La première question est particulièrement difficile en jeunesse - et, je pense, dans d'autres types de littérature à fort potentiel commercial - où
l'on nous enjoint toujours à "aller voir", "jeter un oeil", "se demander si on ne pourrait pas faire un peu comme" ce qui marche en ce moment. Et la tentation est forte d'emprunter un peu, beaucoup, de ce qui se fait déjà.
Ce que je trouve très intéressant, c'est qu'il est très rarement question de plagiat, alors même qu'on a parfois des exemples absolument hallucinants de copies pratiquement conformes.
La série du Journal d'un dégonflé a donné lieu à une prolifération aberrante de clones, et pourtant on en parle comme d'une 'formule' qui marche. C'est le signe qu'on est là dans une logique de déclinaison d'un produit plutôt que dans une pratique de 'butinage'...
Mais à part cet exemple un peu extrême, en littérature jeunesse, où l'on crie beaucoup à la 'future tendance' où au 'genre qui enflamme les ados', on peut vite, si on ne fait pas attention, se retrouver à lire en établissant, consciemment ou inconsciemment, des recettes - et à écrire en cochant les cases qu'on s'est construites.
Sauf que la plupart du temps, le butinage est moins forcé, et le résultat beaucoup plus délicieux.
De petits pollens collés à nos pattes viennent se poser sur nos pages sans qu'on ne l'ait décidé. On lit un livre qu'on trouve mou et médiocre, et pourtant, sans s'en rendre compte, on en accroche des petites fibres au passage. Au milieu d'un chapitre, on s'aperçoit qu'on a attrapé les tics de quelqu'un autre. On se relit, et on comprend qu'on est devenu la poupée d'un malicieux ventriloque.
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quand j'étais petite j'avais écrit plusieurs volumes des aventures de 'Sam-Sam et Nénette'. Aucune idée d'où ça m'était venu. |
Et quand on le fait exprès - quand on fait référence - quand on commence à mettre sur l'étiquette de nos petits pots de miel le nom des champs dans lesquels on a trouvé les fleurs... alors les ennuis commencent.
Ces influences-là - celles qui deviennent des allusions, des références intertextuelles, des citations - sont puissantes.
On risque de les convoquer comme on invite une archiduchesse à prendre le thé chez soi: seulement après avoir changé tout le décor, rangé le chat sous le tapis, acheté des biscuits qu'on déteste et trouvé des sujets de conversations aussi artificiels qu'ennuyeux.
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Oui, ta référence, elle ressemble à ça |
On risque aussi de passer pour un/e snob de première,
et de tomber dans cet abîme à mitraillage de bâillements de la postmodernité littéraire: un livre qui se lit comme une bibliographie annotée, avec des clins d'oeil tellement appuyés que ça te fait mal aux paupières rien que de regarder la page.
La première chose que m'a dit Tibo quand je lui ai annoncé que je travaillais sur une réécriture d'Eugène Onéguine, c'était "Kill your darlings" (bon d'accord, en fait c'était "EUHH QUOI??????????? CA VA PAS LA TETE????). En gros, ne sois pas complaisante ni déférente: c'est ton livre, ton histoire, ne va pas nous mettre des références à tout bout de champ.
Donc comme je suis quelqu'un de très obéissant, j'ai
presque obéi
relativement sagement et j'ai surveillé mon clignement d'yeux -
mais évidemment, on ne peut pas aller trop loin dans la réserve non plus... Car quand on est hantée par une histoire, par des auteurs ou par un style,
ce serait ne pas être 'soi-même' que de leur refuser l'entrée chez nous.
Ne pas priver nos écritures de nos lectures, donc. Mais aussi se fabriquer un plancher solide, et
refuser de changer la moquette, les rideaux ou la peinture parce que l'un des invités objecte qu'ils ne sont pas à son goût. On a beau l'adorer et l'admirer, le
darling en question doit se souvenir que c'est chez nous, ici.
Ecrire comme une abeille, donc:
pas seulement faire du miel, mais aussi construire des murs de cire pour qu'il ne dégouline pas partout. C'est ta ruche, après tout.