Mais pourquoi donc?
Parce qu'en Anglicheland, j'ai la tragique chance désormais de pouvoir proposer à mon éditeur mon prochain bouquin sous forme de projet - et sur la base de ce projet, je décroche (potentiellement) une avance et une date de remise du truc fini. Je sais qu'il y a quelques auteurs qui font ça aussi en France, je ne sais pas si c'est aussi courant.
Donc en gros, alors que le premier bouquin (ou plutôt la première série) avait été acheté tout beau tout neuf et glorieusement complet à la manière d'Athéna émergeant du crâne de Zeus, le deuxième doit séduire mon éditrice et tout le comité éditorial dans un état proche de la nudité totale, c'est-à-dire sous forme de synopsis et de quelques chapitres rédigés.
Pour le premier bouquin, c'était comme quand tu débarques avec ta grâce naturelle et ton insouciante gaieté dans une pièce bondée et que quelqu'un tombe brusquement amoureux de tes petites manies et de ton toi-même si original. Alors qu'écrire un projet de livre, c'est plutôt comme si tu allais dîner avec un jeune homme dont tu espères voir la tête sur ton oreiller dans un futur proche (avec le reste du corps encore attaché, hein). Ca fait donc trois semaines que tu vérifies que tu as fait tous les bons choix: tu t'attaches les cheveux parce qu'il a dit sur Twitter que c'était son style de coiffure préféré, tu as révisé toute la discographie de Wagner parce qu'il like le compositeur en question sur Facebook, etc.
Oui oui, le sexisme de la description ci-dessus est fait exprès, au cas où ça vous démangerait de me demander d'où je sors ces comparaisons zemmouriennes. Il y a quelque chose d'ineffablement rabaissant et artificiel dans l'écriture de ces projets de livres, quelque chose qui donne une impression de contrôle mais pas du tout une impression de puissance. L'incertitude étant réduite à néant par les gros efforts de maquillage, on se sent manipulé tout en manipulant.
Qu'est-ce qu'il y a dans ces projets de livre?
Perso, j'écris quelques chapitres - juste assez pour donner à l'éditrice les indications nécessaire quant au style, à la caractérisation des personnages, et éveiller son attention. J'écris aussi une liste des personnages principaux, avec des courtes descriptions. Et puis un résumé général du livre, fin incluse, une estimation du genre et de la tranche d'âge, et enfin un synopsis très détaillé.
Le synopsis, ce n'est pas le pire pour moi. J'écris toujours des synopsis pour tous mes bouquins - pas toujours chapitre par chapitre, mais ça m'est égal de le faire. Je structure toujours mes textes à l'avance et je sais où je vais. Mais je vois bien à quel point ça doit être lourdingue pour ceux qui écrivent au fil de la plume. Ca équivaut à demander à un explorateur de dessiner la carte d'un territoire inconnu pour obtenir le financement nécessaire à l'expédition.
La rédaction des chapitres 'test' n'est pas hyper fun. Déjà, il y a cette impression latente qu'il ne faut pas trop s'investir dans l'histoire parce qu'il y a un risque qu'on ne puisse jamais la finir. C'est marrant, d'ailleurs, parce que d'habitude, si je commence une histoire que je suis tout à fait libre de ne pas finir, il y a de grandes chances que je l'abandonne en plein milieu, par paresse ou désenchantement. Mais quand c'est quelqu'un d'autre qui te dit de ne pas la finir, alors là comme par hasard la seule envie que tu as c'est de l'écrire en intégralité.
Evidemment, tu peux toujours finir l'histoire si ça t'amuse, même si ton éditrice rejette le projet. Mais il faut être réaliste, ça ne sera jamais le cas, en tout cas pas pour moi. J'ai deux livres à écrire en Angleterre et un en France, avant juin; un monographe universitaire à rendre en janvier, un ouvrage universitaire coédité à rendre en février; deux chapitres pour des livres universitaires avant Noël, trois articles en standby; trois colloques dans les six prochains mois; deux cours de Master, une quarantaine d'élèves de licence à superviser dans trois matières différentes, et un billet de blog par semaine en anglais et en français. Ah oui, et un projet de recherche, celui pour lequel j'ai obtenu le poste que j'occupe en ce moment. J'utilise déjà mon 'temps libre' pour écrire des trucs pour lesquels j'ai déjà signé le contrat. Je n'ai pas le temps de 'croire' en un projet qui a été clairement rejeté. C'est triste mais c'est comme ça.
Et puis la rédaction de ces chapitres est aussi rébarbative parce qu'il faut qu'ils fassent quelque chose de très précis: donner un aperçu de toute l'histoire, expliquer qui est qui, convaincre le lecteur que c'est la meilleure histoire du monde, etc. Encore une fois, c'est évidemment ce que tu dois faire de toute façon dans n'importe quel livre; et pourtant, d'un coup, quand tu sais qu'il faut que tu le fasses, tu te mets à détester le concept même de scène d'exposition, et tu es pris d'une envie irrésistible de commencer par une mise en abyme postmoderne d'une histoire dans l'histoire, avec des prologues, des dialogues sans queue ni tête, bref tous les trucs qu'il ne faut surtout pas faire.
(oui j'ai un problème avec l'autorité, c'est possible)
Alors après, c'est vrai qu'écrire des projets de livre est utile. Ca t'apprend à penser de manière plus commerciale, à juger ton propre projet dans son intégralité, et à prendre du recul. Et une fois que tu as ton contrat et ton avance, tu sais que tu vas le finir (c'est marrant comme une date limite et un transfert bancaire sont un excellent remède contre la page blanche).
Mais quand ça fait le quatrième projet qui est rejeté, que tu as déjà dû reprendre tout un projet pour modifier les noms des personnages, l'intrigue, l'âge des personnages, etc - alors là tu te dis que c'est quand même assez drainant, tout ce temps et cette énergie passés à réécrire, re-synopsiser, débattre et argumenter, pour un bouquin qui peut-être ne sera jamais écrit.
Et puis c'est assez artificiel - contrairement au premier livre, dont ton éditrice ne connaissait pas la fin, le projet de livre indique absolument tout ce qui va se passer. C'est cool, dans la mesure où on peut en discuter à l'avance et déjouer les incohérences, mais aussi pas cool, parce qu'elle ne viendra jamais au texte comme une lectrice 'ordinaire'. Sans parler du fait qu'il est difficile de s'intéresser à une histoire sous forme de synopsis - essaie de raconter Harry Potter à quelqu'un en le réduisant à un synopsis, il va s'endormir direct.
Comme vous le savez, je n'ai pas du tout une vision romantique de l'écriture: je suis 100% pour la démystification de l'acte d'écrire et de l'édition. C'est un travail, et l'écriture de projets de livres fait partie de ce travail. Je n'ai aucune patience pour les gens qui disent que tout est une question d'inspiration, d'émotion et de spontanéité; je pense qu'il faut prendre le temps de réfléchir à ce qu'on fait, d'en discuter avec les éditeurs et les médiateurs, et de structurer nos idées. Un livre est l'oeuvre d'un collectif. Un auteur tout seul ne fait rien de grand - je n'ai rien contre l'autopublication, mais je ne lirai jamais un livre autopublié qui n'a pas été consciencieusement relu, édité et corrigé par d'autres.
Mais l'écriture de projets de livres, même avec les éditeurs les plus enthousiastes du monde, donne quand même l'impression d'un professionnalisme à outrance, d'une cérébralisation trop forte de l'écriture. On évite, c'est sûr, les bébés littéraires monstrueux et invendables, mais ça veut aussi dire qu'on n'est plus ouverts aux mutations, aux changements, aux remises en question. Evidemment, je serai ravie si l'un de mes projets de livre trouve preneur dans les mois qui viennent, mais il sera difficile d'oublier que le bouquin en question reste, dans une large mesure, une création bizarrement eugénique.