vendredi 30 novembre 2012

Je m'impose, tu t'imposes, nous symposions

(Renouveau de mon blog en tant que 'oh please pas qu'elle et ses bouquins')

Je ne peux pas commencer ce billet sans remonter à mon traumatisant passé de lycéenne et d'hypokhâgneuse à hache-quatre ('Hache-quatre, le bahut qui te hache en quatre'). Lorsque j'étais un tendron de dix-sept ans, après quatre années de cours magistraux pimentés d'humiliations quotidiennes, de terreurs nocturnes, de classements, de 'génial! j'ai eu 8/20! je m'améliore!' et de menaces terribles de ratage de vie intégral ( = ne pas finir Normale et Supérieure), je me suis échappée de la montagne Sainte-Geneviève pour gagner les rives blanches de la perfide Albion et suis devenue ensuite parfaitement britiche, la preuve:

Tea time!
Il était donc hors de question pour moi, jusqu'à très récemment, de me confronter à mes démons, c'est-à-dire le système universitaire français. Et pourtant, persiflaient les médisants, c'était lui qui m'avait formé, quand même. Dès que je passais devant hache-quatre, j'entendais la tour Clovis murmurer: 'Clémentine! Je suis ton père!'

 'NOOOOOON!!!'


Et donc, m'étant petit à petit acheminée vers l'étude universitaire de la littérature jeunesse, et bien que je fasse très souvent référence à des philosophes français dans mes travaux, je n'avais jamais cherché à entrer en contact avec la bulle francophone des chercheurs dans ma discipline. Et aussi parce que les études anglo-saxonnes forment déjà un corpus impressionnant, bien sûr, et que je me doutais que la recherche en littérature jeunesse française utilisait des perspectives théoriques complètement différentes.

Mais l'année dernière, en me baladant sur internet, je suis tombée au hasard sur le blog de Cécile Boulaire, maître de conférences en littérature française et spécialiste de la littérature jeunesse, qui prépare actuellement son habilitation à diriger des recherches. Je lui ai laissé un commentaire, elle m'a contactée, et notre correspondance s'est transformée en organisation de symposium (journée d'études) qui a finalement eu lieu à Cambridge, chez wam, la semaine dernière. 

Nos cinq invités étaient des chercheurs membres de l'Afreloce (Association Française de Recherche sur les Livres et Objets Culturels de l'Enfance): Cécile Boulaire, Laurence Chaffin, Matthieu Letourneux, Mathilde Lévêque, et Christophe Meunier. Il se trouve qu'ils étaient beaucoup moins terrifiants que mon prof d'histoire d'hypokhâgne.

Aujourd'hui dans Ca se discute, Clémentine B. nous raconte comment elle a surmonté sa peur du système universitaire français.

L'idée du symposium était de présenter et de comparer les perspectives théoriques et méthodologiques de la recherche en littérature jeunesse en France et dans les pays anglo-saxons. Voici le programme de la journée d'études, (en angliche), pour ceux que ça intéresse:



Current Francophone and Anglo-American Research
in Children’s and Young Adult Literature





Session 1.              History and the Children’s Book.

9.30-10.00. Kate Wakely-Mulroney (University of Cambridge)

·        The conventions of nonsense in Charles Dodgson's correspondence.

10.00-10.30. Laurence Chaffin (University of Caen)

·        Literature for girls in the 19th century.


 

Session 2.              Geographies of Childhood and Adolescence.

11.00-11.30. Erin Spring (University of Cambridge)

·        Answering ‘Who am I?’ by asking ‘Where am I from?’: Constructions of place-based identity through young adult fiction.

11.30-12.00. Christophe Meunier (Ecole Normale Supérieure, Lyon)

·        Children’s picturebooks : actors of spatiality, generators of spaces.


Session 3.              Reading Words and Pictures.


13.30-14.00. Cécile Boulaire (University François Rabelais, Tours)

·        Poetics of picturebooks.

14.00-14.30. Yi-Shan Tsai (University of Cambridge)

·        Young readers' critical responses to manga.

Session 4.              New Theoretical Perspectives and Territories of Research

14.30-15.00. Professor Maria Nikolajeva (University of Cambridge)

·        Memory of the present: empathy and identity in young adult fiction.

15.00-15.30. Matthieu Letourneux (University Paris Ouest/ Nanterre)

·        Youth literature: series logic and cultural series.

15.30-16.00. Clémentine Beauvais (University of Cambridge)

·        Desire and didacticism in the children’s book.
 
16.30-17.30. Round Table. Chair: Clémentine Beauvais.

·        National and International Trends in Children’s Literature Research.

 La journée, et surtout la table ronde à la fin (qui était carrée, en hommage à Descartes) a confirmé certaines de mes impressions quant aux différences entre l'étude de la littérature jeunesse en France et en Angleterre, et en a invalidé d'autres. 

  1. L'étude de la littérature jeunesse dans les pays anglo-saxons est beaucoup plus orientée par les power theories, les théories du pouvoir (féministe, Marxiste, queer, postcolonialiste, etc). On envisage beaucoup le livre jeunesse, comme je l'ai expliqué mille fois sur ce blog, comme le champ de bataille entre autorité de l'adulte et pouvoir de l'enfant. En France, comme nous l'ont confirmé Cécile et Matthieu, ce n'est pas une question véritablement récurrente. Paradoxe, puisque c'est Foucault évidemment qui a filé aux Etats-Unis et à l'Angleterre l'obsession des conflits de pouvoir en littérature. Ce qui me mène à mon point suivant... 
  2.  La 'French Theory' est plus pratiquée en-dehors de la France qu'en France. Si Foucault est apparemment assez suivi en France, Deleuze, Derrida, Kristeva, Bourdieu et tous ceux que les anglo-saxons regroupent artificiellement sous le parapluie de 'French Theory' semblent plus rares dans les études françaises qu'à l'étranger. Ici, on croule sous les 'lectures derridéennes de la multiplication des chaussettes dans l'oeuvre complet de Dickens' et autres joyeusetés.
  3. Les Français étudient la littérature jeunesse 'en tant que littérature'. Ca peut paraître évident, mais c'est loin d'être le cas ici. Personnellement, comme je l'ai déjà expliqué, je ne considère pas que l'analyse des livres jeunesse peut se faire comme l'analyse des livres pour adultes. L'analyse esthétique, pour moi, sert toujours l'analyse idéologique et des rapports de pouvoir entre adulte et enfant. Il me semble que la pratique française est plus déconnectée de l'enfant et considère le livre jeunesse comme oeuvre d'art à part entière. Ils font énormément d'analyse esthétique, très détaillée.
  4. L'approche des anglo-saxons est actuellement plus théorique, celle des Français plus esthétique et plus historiciste. Bien sûr, de nombreux chercheurs anglophones s'attachent au contexte historique des livres jeunesse, mais il me semble que les grandes questions qui agitent les revues universitaires en littérature jeunesse sont d'ordre essentiellement théorique: définitions, axiomes, mise en place (espérée) d'une théorie de la littérature jeunesse. L'analyse esthétique et historique est mise au service de cet effort théorique. En France, elle paraît trouver en elle-même sa valeur et sa fin. 
  5. Mais nous avons aussi de nombreux points communs. L'une des sessions, en géographie/ écocritique du livre jeunesse, montre qu'il existe des orientations théoriques similaires, surtout dans les domaines émergents. Il en va de même pour les grandes questions: comment fonctionne l'album jeunesse? Qu'est-ce qu'une série pour enfants et comment s'inscrit-elle dans un contexte socioculturel précis? Et bien sûr, qu'est-ce que la littérature jeunesse?
   Je ne vais pas détailler chacune des présentations car Mathilde Lévêque l'a fait dans son excellent billet sur le site de l'Afreloce. Cécile Boulaire a aussi chroniqué cette petite parenthèse franco-britannique sur son propre blog. Et puis ma directrice de thèse, Maria Nikolajeva, en a écrit quelques mots sur son blog (en anglais). Perspectives très différentes!

Bon, ce billet est presque aussi long qu'une élection de président de l'UMP, mais j'espère un peu plus enrichissant. Je m'empresse d'aller le traduire en angliche, puisque la leçon numéro un que je retiens de cette journée d'études, c'est que pour dresser des ponts entre les différents groupes de recherche internationaux il faudrait déjà qu'ils sachent lesquels existent et ce qu'ils font.

 

3 commentaires:

  1. Merci pour ce compte-rendu, que je trouve très intéressant!
    Travaillant moi-même ma thèse en littérature comparée, je retrouve tout à fait cette différence entre la recherche française plus historique (et respectueuse d'une certaine unité historique des textes étudiés, d'ailleurs) et l'approche plus théorique anglo-saxonne, qui peut même mêler des textes très différents (genre, époque...).
    ça n'engage que moi, mais j'ai le sentiment qu'en France, cela tient au retour massif de l'histoire en littérature après le structuralisme : dans les colloques que je suis, on parle beaucoup de la suprématie du structuralisme en France des années 70 à...peu de temps, disons 10 ans (c'est court pour la recherche!) et ce regain de l'histoire ou de l'histoire des idées viendrait d'une réaction contre le structuralisme et la déconstruction de Derrida.
    Finalement, penses-tu que cette rencontre a permis aux chercheurs français de modifier leurs points de vue, ou bien les tiens d'évoluer? Ou est-ce plutôt un constat de statu quo?
    (PS: je suis à la Sorbonne maintenant et le quartier latin paraît beaucoup plus sympathique!)

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  2. Ah merci pour ce point de vue Audrey! en effet vu comme ça, ça paraît tout à fait logique.

    Personnellement, je pense que oui, mon point de vue a évolué, et j'ai l'intention de passer plus de temps à consulter la recherche française et à essayer de publier en française. De leur côté, j'espère que ça a eu un impact aussi. Après, la question est de savoir combien de temps on peut passer, 'realistically', à se tenir au courant de ce qui se passe dans d'autres pays.

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  3. En effet, si on passe autant de temps à travailler chez soi et hors de chez soi, on ne sait plus où on habite!

    Je trouve qu'en littérature comparée on se rapproche beaucoup de la recherche anglo-saxonne, ce que je trouve très bien, ça peut permettre de se libérer de certains carcans académiques (et de mieux se comprendre aussi, je sais c'est un discours très ONU, mais j'y crois!)

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