mercredi 21 mai 2014

Ecrire pour la jeunesse en France et en Angleterre

Je passe la moitié de mon existence à me plaindre de la difficulté d'être auteur jeunesse en France, et l'autre moitié à me plaindre de la difficulté d'être auteur jeunesse en Angleterre. Heureusement, ça veut dire que je passe aussi la moitié de mon existence à encenser le système français, et l'autre moitié à encenser le système anglo-saxon.

Plusieurs personnes m'ont demandé d'écrire un billet de blog sur les différences entre l'écriture et la publication de livres jeunesse en France et au Royaume-Uni, sans doute dans l'espoir de me faire taire vu que j'en parle à tout le monde en poussant de longs hurlements dès que l'occasion se présente. Il est vrai que les deux systèmes et les deux marchés sont très dissemblables et pour quelqu'un qui essaie d'écrire pour les deux, c'est un exercice un peu délicat.



Voilà pourquoi, entre autres:

Le côté littéraire et le côté commercial

Ecrire en anglais pour le marché anglo-saxon requiert, personnellement en tous cas, un compromis entre la dimension littéraire et la dimension commerciale de mes livres. Evidemment, en France aussi, il faut qu'un bouquin se vende - mais côté français je n'ai jamais eu de discussion sérieuse avec un éditeur pour rendre mes bouquins 'plus commerciaux'. Au Royaume-Uni, il faut vraiment qu'un livre attire le plus grand nombre de lecteurs possibles.

C'est en partie parce que quand on écrit pour le marché anglo-saxon, on écrit, potentiellement, pour tous les anglophones du monde, et aussi beaucoup d'autres pays. On nous demande de faire en sorte que le livre plaise non seulement aux petits Britanniques, mais aussi aux Américains, aux Australiens, aux Sudafricains, et aux Allemands, aux Espagnols, aux Coréens et aux Turcs.

Les cessions de droits à l'étranger sont donc extrêmement importantes et il va de soi qu'un livre publié en Angleterre sera traduit autre part. En France, pour la plupart des auteurs, les ventes à l'étranger sont un heureux bonus, mais pas une attente.


étude comparative des réactions anglaise et française à la vente de droits à l'étranger

Questions de blé

Du coup, les quantités d'argent que l'on gagne sont extrêmement différentes. Les gens ne me croient pas toujours, mais la différence entre une avance en France et une avance au Royaume-Uni pour une auteur comme moi est, littéralement, de 1 à 10. Etre auteur à plein temps au Royaume-Uni est donc quand même beaucoup plus confortable financièrement qu'en France, même si ça reste très difficile de gagner un salaire décent.

Il y a d'autres différences cruciales. Au Royaume-Uni, quand on n'en est plus à son premier livre, on reçoit généralement une avance avant d'avoir fini d'écrire son bouquin. Evidemment, c'est rarement le cas en France, où on vend la plupart du temps le bouquin après l'avoir écrit, quitte à se faire envoyer bouler par ses éditeurs.

'Fidélité' aux éditeurs

En France, à part chez l'école des loisirs qui pratique une monogamie assez forcenée, on a tendance à papillonner entre différents éditeurs - surtout si l'on publie, comme beaucoup d'auteurs jeunesse, de très nombreux livres par an. Ici, au Royaume-Uni, il est assez mal vu de n'être pas 'fidèle' à une seule maison d'édition.

auteur française flirtant avec des tas d'éditeurs


L'agent littéraire

Pour moi, c'est la différence principale entre être publié en France et au Royaume-Uni. En France, les agents littéraires, en gros, n'existent pas - de temps à autre on voit un article qui dit CA Y EST ILS ARRIVENT et en fait non. Du coup, on se bat avec les éditeurs pour négocier droits, avances et clauses compliquées.

En Anglicheland, la possibilité d'avoir un agent littéraire est un rêve absolu, du moins pour moi. C'est un intermédiaire extraordinaire entre éditeur et auteur, avec des connaissances dans tous les domaines qu'il faut - notamment en droit - et c'est aussi un soutien psychologique non négligeable.

Contenu politique et idéologique

La littérature jeunesse française, ce n'est pas un secret, est beaucoup plus radicale. Beaucoup plus hot, beaucoup plus politiquement incorrecte, beaucoup plus politiquement engagée, et avec beaucoup moins de tabous. Du coup, mes livres français, surtout pour ados, sont invendables au Royaume-Uni, parce qu'il faudrait les réécrire... pour adultes.

Ce n'est pas forcément parce que les éditeurs sont des grosses chochottes, mais parce que les maisons d'éditions sont terrifiées par la possibilité de 'restreindre leur marché'. Les médiateurs du livre jeunesse au Royaume-Uni peuvent facilement boycotter, blacklister ou cesser de soutenir un auteur. Les maisons d'éditions évitent à tout prix de se mettre ces gens-là à dos, et ça veut dire qu'ils contrôlent très fermement le contenu idéologique de leurs bouquins.

'Branding' et publicité

Au Royaume-Uni, le 'branding' est très important: un auteur a une 'image', et il faut y adhérer. Ca veut dire que c'est beaucoup plus difficile de changer de genre, ou de tranche d'âge. Il faut aussi promouvoir ses livres très activement, car les éditeurs s'y attendent et peuvent décider de ne pas continuer à vous prendre vos bouquins si vous êtes une flemmarde sur Twitter.

Evidemment, en France, la littérature jeunesse est un tout petit monde: c'est assez facile de s'y faire connaître, au moins de nom, et surtout maintenant grâce aux blogs et à Facebook. Au Royaume-Uni, être publié pour la première fois est une expérience absolument terrifiante: on est personne au milieu d'une foule d'anglophones du monde entier.



D'un autre côté, les anglo-saxons font grand cas des auteurs débutants. On a un communiqué de presse dans les magazines professionnels les plus importants, une soirée de lancement, beaucoup d'attention de la part des blogs, et on est vraiment soutenu par l'éditeur, notamment pour participer à des événements. On est briefé par le département de la publicité de la maison d'édition. En France, euh... moins, quoi.

En résumé...

La situation n'est idéale ni dans un cas ni dans l'autre, mais elle n'est pas non plus atroce dans les deux. Pour l'instant, je m'en accommode pas mal: j'adore le fait qu'en France (surtout avec Sarbacane) je peux écrire plus ou moins ce que je veux, mais j'adore le fait qu'au Royaume-Uni, mes livres sont lus par un lectorat plus large, et que l'éditeur cherche toujours à en vendre plus, notamment à l'étranger. Et puis le fait d'être beaucoup mieux payé est quand même extrêmement confortable. Mais le confort a un prix: un compromis constant entre le littéraire et le commercial.

Bref, je continue (ou du moins, j'essaie de continuer) à écrire des deux côtés de la Manche, et jusqu'ici ça m'a apporté plus de joies que de chagrins.

15 commentaires:

  1. Passionnant billet (comme toujours je me répète) et oui tu as intérêt à continuer !! (on est d'accord)

    RépondreSupprimer
  2. Oui, merci merci pour cet article ! Tu parles d'une littérature anglosaxonne plus "consensuelle", mais comment fait un Anthony Burgess par exemple pour publier ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Hmm... je ne savais pas qu'il avait écrit des livres jeunesse ? mais quoi qu'il en soit, il y a des écrivains (un nombre minuscule par rapport à la masse!) qui réussissent à publier et à être connus pour des livres en effet beaucoup plus radicaux que la norme (ex Malorie Blackman qui écrit des livres où il y a un contenu politique fort et des épisodes de grande violence). Dans ce cas-là la notoriété de l'auteur et le 'scandale' fait aussi partie de la vente. Mais pas pour des auteurs de 'mid-list', là c'est impossible. Et ces livres, même par des auteurs célèbres et célébrés, sont très régulièrement attaqués par certains médiateurs et boycottés par les bibliothèques scolaires. Donc les éditeurs ne s'y risquent que s'ils savent (parce que l'auteur est très connu, ou qu'il a gagné des prix) qu'il y aura quand même un très grand nombre de ventes. Après il y a des ovnis incompréhensibles, comme le génialissime Maggot Moon, de Sally Gardner, qui est ultra violent et ultra politique, et qui a gagné le Carnegie l'année dernière. Mais il avait été refusé par son éditeur habituel, et a été publié par la maison très edgy, indépendante et récente Hot Key. L'attention et les prix qu'il a reçus donnent un peu d'espoir. En même temps, beaucoup de chroniques du bouquin sont absolument vitrioliques.

      Supprimer
    2. Tu as raison, pas sûre non plus qu'Anthony ait publié en jeunesse ;) Je voulais dire MELVIN Burgess, bien sûr ;)

      Supprimer
    3. Ahh!! après je m'étais demandée si tu voulais dire Anthony Browne. Oui, Melvin Burgess, je le vois comme Malorie Blackman. Et je vais encore me faire taper, mais je pense que c'est aussi plus facile d'être trash et scandaleux quand on a un chromosome Y.

      Supprimer
  3. Oh, je suis très étonnée (et un peu déçue) par la découverte du branding si présent au Royaume-Uni. Je pensait que le côté "étiquette" était plutôt français, et qu'un auteur de romans ados avait du mal à faire aussi de la litté adulte, des albums... (même si tu es un contre exemple). J'avais l'ipression que les pays anglophones permettaient plus de papillonner d'un genre à l'autre, d'un public à l'autre, mais d'après ton témoignage, pas tant que ça... Ca vient probablement du fait de la "grosse machinerie" mise en oeuvre pour le promotion, qui est à refaire à chaque fois si l'auteur change de registre. Merci pour cet article! J'ai pour projet (rêve, utopie...?!) de venir habiter quelques temps en Angleterre, et en tant que libraire jeunesse, je suis avec assiduité (et joie!) tes billets et tes publications! Au plaisir de te croiser sur la toile, ou IRL !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oh là non malheureusement, en France on est extrêmement libre de faire ce qu'on veut, contrairement au Royaume-Uni. On se fait très vite enfermer dans un type de livre là-bas, parfois pour toute une vie. Le meilleur exemple est Jacqueline Wilson... Et en effet c'est tout à fait ça, l'éditeur ne veut pas avoir à relancer une promotion totalement différente. Merci pour ton commentaire et à bientôt ici ou ailleurs :)

      Supprimer
  4. Très intéressant. Merci, Clémentine !

    RépondreSupprimer
  5. Billet très intéressant et instructif ! En va-t-il de même pour la littérature adulte ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Malheureusement je ne sais pas, je ne suis pas qualifiée pour le dire, mais instinctivement je dirais que non...

      Supprimer
    2. Moi, je dirais que oui, et même que ce que Clémentine décrit si bien pour le Royaume-Uni vaut aussi pour le milieu éditorial nord-américain, que je connais mieux. C'est peut-être différent dans ce qu'on appelle la "literary fiction", mais dans les genres dits "commerciaux" adultes, c'est très similaire à ce qui se passe en jeunesse. Pour les agents littéraire, le "branding" (prenez un pseudo si vous voulez changer de style), le compromis entre littéraire et commercial (même si le fait de présenter ce problème ainsi sous-entend qu'il y aurait un antagonisme inévitable entre ces deux aspects, opinion que je ne partage pas forcément...), les avances, les droits secondaires, l'argent qu'on peut espérer gagner, et la tendance à rester chez le même éditeur. En France, il me semble qu'il est illégal de signer un contrat pour un livre qui n'existe pas encore, alors que c'est très courant en Amérique du Nord (un éditeur veut signer un auteur pour trois livres, par exemple, sur la base du premier uniquement).

      Supprimer
    3. Merci Jeanne! c'est intéressant (quoique un peu triste...) d'apprendre que c'est la meme chose côté 'genre fiction'. Le coup du pseudonyme, ça aussi en effet c'est très anglo-saxon, même parfois pour deux genres très proches.

      Supprimer
  6. très intéressant Clem, comme d'hab'

    et bravo pour cette double expérience

    RépondreSupprimer
  7. Super intéressant, merci Clémentine !

    RépondreSupprimer
  8. merci beaucoup pour toutes ces explications bien detaillees, je suis ravie d etre tombee sur ton blog, moi dont le coeur balance entre les deux cotes de la Manche....

    RépondreSupprimer