Histoire n°1: Le trou.
En bas de l'immeuble de mes parents, à Paris, là où j'ai passé la majeure partie de mon enfance, il y a un trou près du sol dans la grande porte en verre - une ouverture pratiquée, à l'origine, pour faire passer des tuyaux, mais assez grande pour qu'un enfant s'y glisse. Alors évidemment, quand j'étais petite, je passais très rarement par la porte. Souvent, j'étais déjà ressortie de l'autre côté alors que mes parents cherchaient encore leur clef - alors je leur ouvrais la porte de l'intérieur, couverte de poussière et très fière de moi.
Le temps a passé et j'ai arrêté, je ne sais pas pourquoi, de passer par le trou.
Un jour, je suis rentrée du collège et je me suis aperçue que j'avais oublié mes clefs. Pas de problème, me suis-je dit - il me suffit de passer par le trou. Mais évidemment, c'était désormais impossible - mes épaules étaient trop larges et le reste de mon corps aussi.
Ca ne m'a pas beaucoup attristée, il me semble, mais après coup, pendant plusieurs semaines, en y repensant, je me suis confusément posé la question - était-ce vraiment parce que j'avais grandi que je ne pouvais plus passer par le trou, ou était-ce parce que j'avais arrêté de passer par le trou que j'avais grandi?
Histoire n°2: La spatule.
Quand j'étais petite, j'avais une faim constante et dévorante. Mes rêves étaient remplis de nourriture: crêpes au Nutella, poulet à la crème, fromages. Je me retenais rageusement de sangloter si je jugeais qu'on avait servi quelqu'un d'autre plus copieusement que moi. S'il y avait un distributeur de bonbons dans le coin, j'avais du mal à me concentrer sur quoi que ce soit, surtout s'il vendait des Kinder Bueno. Le Kinder Bueno était mon chocolat préféré mais aussi une torture atroce, parce qu'à chaque carré il fallait faire le choix de le manger d'un coup (extase), ou de l'ouvrir comme une petite boîte et lécher la crème à l'intérieur pour faire durer le plaisir.
J'avais une amie dont la mère faisait d'exceptionnels gâteaux tous les jours. J'allais souvent chez eux en vacances, et mon amie et moi-même rôdions autour de la table de la cuisine comme des louves en attendant que sa mère ait fini de faire passer la pâte à gâteau, avec une cuillère en bois, du saladier au moule. On se jetait ensuite sur le saladier pour lécher le plat.
Un jour, la mère de mon amie a acheté une spatule en silicone. Je n'avais jamais vu de spatule en silicone.
Paralysées d'horreur, on a regardé l'odieux ustensile racler le saladier avec une efficacité consternante, en y laissant à peine deux ou trois maigres traînées de pâte.
Chaque jour après l'arrivée de la spatule, au bord des larmes (j'en avais véritablement des vertiges de frustration), on a imploré sa mère de nous laisser un peu de pâte, mais elle semblait croire qu'un gâteau était fait pour être mangé cuit.
On a élaboré le crime parfait. On a poussé la spatule jusqu'au fond du tiroir à couverts, et elle est tombée par-dessus bord, PLING! derrière le meuble, rejoignant sans doute une pile de cuillères, ciseaux et autres exilés du tiroir trop plein.
Les jours d'après, la cuillère en bois délicieusement inefficace a refait surface, et avec elle le léchage de plat. Et puis ils ont racheté une spatule.
Histoire n°3: Le château.
Ma mère était enceinte de ma soeur; je devais avoir cinq ans et demi, six ans. On avait un appartement minuscule et mes parents cherchaient un appartement un peu moins minuscule. Ils
m'avaient dit combien ils voulaient dépenser pour le nouvel appartement
(beaucoup plus que pour la maison Playmobil que je voulais), et je les 'aidais' en regardant les annonces dans les vitrines des agences immobilières.
Un jour j'ai repéré une annonce pour un château à vendre. Un château! Et bien moins cher que ce que mes parents comptaient mettre dans le nouvel appartement. Un château avec des tourelles, un immense jardin et une forêt.
J'ai écouté, sans vraiment comprendre, ma mère qui m'expliquait qu'ils ne voulaient pas de château, parce qu'ils voulaient vivre à Paris. J'ai fait remarquer que l'annonce disait que le château était proche de Paris. Ma mère a rigolé en disant écoute Clémentine, non, on ne va pas acheter de château. On va acheter un appartement à Paris.
Je me souviens m'être dit, clairement, avec affolement, comme si cette soudaine révélation allait avoir une grande influence sur ma vie future, mes parents sont fous. Je vis avec des gens qui sont fous.
***
Maintenant j'ai trois spatules en silicone, et quand j'aurai enfin un boulot permanent je m'achèterai un appartement, ou une petite maison. Pas un château.
C'était 'nous' les enfants contre 'eux' les adultes à l'époque, c'était eux les bizarres et nous les normaux. Maintenant c'est un peu l'inverse - ces minuscules gens-là ne sont pas comme nous... Je n'ai plus du tout aussi faim. Je me souviens de cette faim, donc j'ai plus ou moins la patience de ne pas m'énerver absolument tout de suite quand ils chipent des morceaux de mozzarella dans la salade avant qu'elle n'arrive sur la table (arrhggg!!!!) ou quand ils font un caprice pour une glace.
Bien sûr, c'est génial de penser que je voulais vraiment un château. Génial, mais fou.
Non? Qui est fou dans l'histoire? Je ne suis pas sûre de croire que les rêves d'enfants soient vraiment les plus purs, les plus vrais et les plus intenses. Quelque chose me dit (casquette d'universitaire) que cette idée est sans doute une jolie invention contemporaine...
Evidemment on peut écrire des histoires pour enfants d'après tous ces souvenirs, si intenses, et les écrire en faisant comme si on croyait vraiment, toujours, qu'il faut acheter des châteaux dans la vie et que tous les gâteaux doivent être mangés avant leur passage au four.
Mais est-ce que ce serait vrai? Est-ce que ce serait honnête? Après tout... on ne fait plus ça, maintenant.
Est-ce que ces souvenirs nostalgiques seraient vraiment nos histoires?
Comment écrire pour les enfants, en ayant tellement changé?
Faut-il écrire comme si on croyait vraiment qu'on peut encore passer par le trou? Mais ce serait laisser notre corps derrière nous, et tout ce qui l'a fait grandir...
C'était 'nous' les enfants contre 'eux' les adultes à l'époque, c'était eux les bizarres et nous les normaux. Maintenant c'est un peu l'inverse - ces minuscules gens-là ne sont pas comme nous... Je n'ai plus du tout aussi faim. Je me souviens de cette faim, donc j'ai plus ou moins la patience de ne pas m'énerver absolument tout de suite quand ils chipent des morceaux de mozzarella dans la salade avant qu'elle n'arrive sur la table (arrhggg!!!!) ou quand ils font un caprice pour une glace.
Bien sûr, c'est génial de penser que je voulais vraiment un château. Génial, mais fou.
Non? Qui est fou dans l'histoire? Je ne suis pas sûre de croire que les rêves d'enfants soient vraiment les plus purs, les plus vrais et les plus intenses. Quelque chose me dit (casquette d'universitaire) que cette idée est sans doute une jolie invention contemporaine...
Evidemment on peut écrire des histoires pour enfants d'après tous ces souvenirs, si intenses, et les écrire en faisant comme si on croyait vraiment, toujours, qu'il faut acheter des châteaux dans la vie et que tous les gâteaux doivent être mangés avant leur passage au four.
Mais est-ce que ce serait vrai? Est-ce que ce serait honnête? Après tout... on ne fait plus ça, maintenant.
Est-ce que ces souvenirs nostalgiques seraient vraiment nos histoires?
Comment écrire pour les enfants, en ayant tellement changé?
Faut-il écrire comme si on croyait vraiment qu'on peut encore passer par le trou? Mais ce serait laisser notre corps derrière nous, et tout ce qui l'a fait grandir...
« L’enfance est tout à revivre, car elle demeure inachevée et non résolue. » Rainer Maria Rilke
RépondreSupprimerCette citation figure dans l’en-tête de BOUT DE CHIQUE. L’auteure nous fait revivre, au présent de narration, des épisodes de son enfance vus à travers le prisme (ou le kaléidoscope) de la petite Pouchette qu’elle était, mais avec la voix, les trouvailles de style, le langage merveilleusement imagé …….
« Pouchette le [un chat errant] rassure, lui gratte le front, la joue, le chatouille sous le menton, glisse doucement sur sa longue échine une main ferme, cajoleuse et il finit par s’endormit, rasséréné, roulé en boule, blond et doré tel un pain cuit à point. On jurerait qu’il fait partie du ménage, au même titre que la boîte à sel en buis poli, et le pot à lait, bonhomme ventru, en tricorne. Simple apparence ! Sa tête ne roule que des projets d’évasion. »
…… et poétique de la narratrice :
« Le temps vole, le temps fuit ; l’été s’achève parfumé de regain ; les jours perlent l’un après l’autre, miel liquide inépuisable.
Les roses blondes, indolentes, agrippées à la façade se penchent aux fenêtres. Curiosité toujours déçue : ici, il ne se passe jamais rien. »
« Un grand lac miroitant apparaît entre des pelouses plantées d’arbres si gros , si touffus, si feuillus, qu’on envie les oiseaux. »
Des extraits consultables sur google books
http://books.google.fr/books?id=hsxCDr7-JskC&pg=PP1&lpg=PP1&dq=bout+de+chique+marie-flore+oger&source=bl&ots=jquW5HJyTI&sig=mqXEOSTXVufGZ5P3gH-Mpkasur4&hl=fr&sa=X&ei=hBdNVNnLGILuPPDCgMgB&ved=0CCYQ6AEwAQ#v=onepage&q=bout%20de%20chique%20marie-flore%20oger&f=false
« Rejoindre une réalité perdue, entrée dans le rêve. »
Commentaire ci-dessous laissé sur le site CUNEIPAGE
1. Jean-Paul Deshayes dit :
Connaissez-vous ce délicieux roman plein de vie et d’humour, BOUT DE CHIQUE (Marie-Flore OGER), les aventures d’une petite fille assez espiègle nommée POUCHETTE?
L’écriture est délicate et soignée, Chaque page est un plaisir de langage.
(on regrette toutefois des coquilles qu’une lecture plus attentive aurait permis d’éliminer)
Au fond, l’enfance trouve sa place dans les interstices du monde adulte et se nourrit de ses restes : trous de souris, saladiers à lécher, se faufiler là où les grands ne le peuvent, émarger aux surplus et aux gâchis. C’est Fourier, le socialiste utopique, qui, je crois, avait proposé de confier la collecte des ordures aux enfants, ayant constaté leur intérêt pour les déchets en tout genre et l’aptitude qu’ils avaient à leur donner une valeur. Rien n’est perdu, les enfants veulent et savent tout sauver, la poupée sans bras comme la boîte de conserve vide. Sinon, il n’y a guère de place pour eux, en dehors des assignées, au lit, à table, à l’école, tous lieux où l’on doit d’abord se taire. Le jeu est dans les marges où se construit la liberté, s’éprouvent les interdits. L’imaginaire déjà nourri par ces espaces en jachère préfère naturellement les châteaux aux appartements, avec cette raison du plus faible, dite enfantine, qui nous désarme si souvent quand nous acceptons de nous mettre à sa hauteur, accroupis devant ceux qui savent questionner nos logiques, de leur gravité légère.
RépondreSupprimerTrès joli! merci... 'Les enfants veulent tout sauver', un bon titre aussi...
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