Cela fait un certain temps que je voudrais aborder cette question philosophique, révolutionnaire et inquiétante dans les pages de mon blog qui sont, après tout, lues par au moins une demi-douzaine de personnes, ce qui leur offre une portée socio-politique considérable.
Cette question, c’est la suivante : ‘Mais en fait à quoi ça sert ce que tu fais ?’ (sous-entendu : de la recherche théorique – à plus forte raison, en littérature).
(Variante du gros beauf : ‘En fait tu sers à rien quoi, moi faut pas me la faire eh’
Variante du bon chrétien : ‘Je comprends que ça t’intéresse mais quelle est la portée, je veux dire, sans vouloir te contrarier, mais dans une plus large mesure, tu vois, euh ?’
Variante du pragmatique chef d’entreprise : ‘Ca crée pas d’emplois, ça se met pas en boîte’
Variante du prolétaire rageur : ‘Ah ces universitaires ! Y zont des vacances tout le temps, en plus y foutent rien de la journée, à quoi y servent !’
Variante de l’écrit vain écrivain : ‘Anâlysez mes lîvres, je voûs en prîe – maîs sâchez que je n’aî cûre de vôs trôuvâilles quî ne veûlent rîen dîre et ne câptûrent pâs mon ârt.’)
Alors à quoi ça sert ? Est-ce que ça sert ? Pourquoi devrait-ce servir ? Brainstorming.
On ne demande pas ‘Et sinon tes enfants, à quoi ils servent ?’ ni ‘Ton chien, il sert à quelque chose ?’ (à moins que ce ne soit un chien guide d’aveugle, et encore) et il ne viendrait pas à l’idée de la plupart des gens moyennement cultivés et pas complètement riquiqui du cerveau de demander à un bibliophile ou à un cinéphile à quoi sert de lire roman sur roman ou de regarder film après film. La question de ‘servir à quelque chose’ s’applique essentiellement dans le domaine des réalisations sociales et professionnelles, et non familiales ou personnelles.
L’utilisation du verbe ‘servir’ laisse rêveur. Sans vouloir faire du marxisme de bistrot, on voit bien qu’on a gardé ici un mot qui se réfère directement à l’idée de servitude qui a toujours constitué le monde du travail, comme si c’était légitime. Les serfs servaient les propriétaires terriens, qui eux-mêmes servaient le royaume par la guerre, le seul être ne servant personne, et donc ne ‘servant à rien’, étant le roi. Si l’on ne ‘sert’ à rien en société, si on se laisse servir, on se prend pour un monarque, et ces gens-là, dans nos contrées gauloises, on a fini par leur détacher la tête du reste du corps justement pour leur apprendre à ne servir à rien. C’est donc une question brûlante, et vu la fréquence à laquelle on me la pose, je suis aux premières loges pour constater qu’elle persiste dans la société de nos jours.
Question à dix mille euros : A quoi sert une activité professionnelle?
A gagner de l’argent pour soi-même et sa famille, réponse A.
A créer de l’argent, réponse B.
A contribuer à l’amélioration de la qualité de vie pour soi-même et les autres, réponse C.
A occuper 8 heures par jour, 5 jours par semaine pas trop douloureusement, réponse D.
Dis-moi quelles sont tes réponses et je te dirai qui tu es. Je pense personnellement que les 4 réponses s’équivalent plus ou moins dans la mesure du raisonnable, et que tous ce qui peut être appelé ‘métier’ remplit au moins l’une des conditions. Un prof de collège sera plus C que B, peut-être D (on l’espère), et moyennement A. Un trader sera exactement l’inverse. Personnellement en ce qui me concerne et c’est mon point de vue, je persiste à croire que la combinaison des réponses C et D vaut mieux que celle des réponses A et B, mais vous pouvez me dire que je délire total, c’est comme vous voulez.
Où se situe la recherche universitaire fondamentale, à plus forte raison littéraire, philosophique et historique (humanités) dans ce petit quatuor de réponses ?
Pour répondre à cela, je vais prendre chaque proposition l’une après l’autre :
A - Gagner de l’argent pour soi-même et sa famille : en France, on gagne relativement peu en étant universitaire. Moins qu’un cadre, mais plus qu’un employé de la Poste. Dans les pays anglo-saxons, la recherche est au contraire très bien payée (allô, monsieur le plombier ? je vous appelle parce que nous avons une fuite des cerveaux). Au simple salaire s’ajoutent les extras : livres publiés (you wish), invitations, conférences, articles, et surtout le confort de la vie universitaire. Bref, on ne s’en sort pas si mal.
B - Créer de l’argent : là, c’est sûr que ça coince. A moins d’être Noam Chomsky, dont les actionnaires de sa maison d’édition n’ont pas lieu de se plaindre, la recherche universitaire n’est pas faite pour (n’a pas vocation à, dirait Sarko ?) créer des richesses à partir du néant. Ca arrive, notez – la recherche fondamentale en sciences s’occupe de questions qui de temps à autre, sur le long terme, vont aboutir à une découverte rentable. Mais ce n’est pas sa fonction première. Et en recherche littéraire/ historique/ philosophique, on n’est pas bankable du tout, ah ça on ne peut pas dire, ma bonne dame.
Je passe directement au D, facile à commenter :
D – Occuper son temps de manière agréable : ça dépend de chacun, j’imagine, mais si moi c’est mon truc de faire de la recherche et si toi c’est ton truc d’être chef dans un grand restaurant, je ne vois pas bien qui pourrait venir nous dire qu’on ne remplit pas la condition D.
Revenons au C. (là vous vous dites ouh là c’est du sérieux)
C - Contribuer à l’amélioration de la qualité de vie pour soi-même et les autres : pomme de discorde. La proposition est controversée.
Je pense sincèrement que l’enseignement, qu’il soit en petites classes ou couplé à des travaux de recherche universitaire, offre une amélioration significative de la qualité de la vie dans son appréciation, à la fois pour le chercheur et pour la société en général. Bien sûr, c’est une question qui pose problème : n’est-il pas bourgeois et intello de penser que la qualité de la vie peut être améliorée par la transmission et la recherche ? Qu’est-ce qu’une vie de qualité ? J’explique ma définition :
1) Une amélioration significative de la qualité de la vie : par ‘significative’, je veux dire à la fois durable et en profondeur. Un yaourt, une nouvelle voiture, un blockbuster offrent une amélioration temporaire de la qualité de la vie : un ‘rush’ de plaisir comblant un désir. Se référer aux cours de philo de terminale. En revanche, je suis convaincue (et je ne suis pas la seule) que l’analyse, la compréhension, le décorticage d’une œuvre, d’un concept, d’une période historique, contribuent sur le long terme à améliorer durablement et profondément, c’est-à-dire significativement, l’appréciation des créations humaines, de leurs origines, et de leur impact sur notre société ; et par extension, améliorent significativement notre qualité de vie.
Par ‘qualité’ de vie, j’entends non pas la durée de vie ou l’absence de souffrance physique (domaine de la médecine), ou l’absence de souffrance psychologique (domaine de la psychologie ou de la psychiatrie), ou le comblement des besoins naturels nécessaires (domaine de l’Etat-providence), ou la quantité d’argent gagné (voir réponse A), mais véritablement le degré d’appréciation de la vie dans l’occupation pleine de son temps et de ses possibilités d’activité intellectuelle et créatrice.
2) Cette amélioration significative de la qualité de la vie peut s’exprimer de manières très diverses, elle est loin d’être restreinte à la recherche et à l’enseignement. Les métiers artistiques notamment sont particulièrement aptes à créer cette appréciation. Les métiers de l’artisanat d’autant plus, je trouve, qu’ils lient activité créatrice et manuelle. Mais la majeure partie des métiers dont on ne questionne jamais s’ils ‘servent’ à quelque chose sont précisément ceux qui, je pense, ne contribuent pas à une amélioration significative de la qualité de la vie, mais seulement à une amélioration temporaire et superficielle de celle-ci. Encore une fois, sans vouloir faire du marxisme de bas étage, est-ce que l’éparpillement des rôles et des fonctions dans les grandes entreprises permet réellement à l’individu de s’investir, de manière durable, profonde et personnelle, dans un projet dont il/elle voit les origines, le résultat et le fonctionnement ? Bien qu’il/elle serve à quelque chose, est-ce qu’il/elle parvient tout de même à se servir à soi-même ?
3) On peut dire oui ok, tu améliores ta propre qualité de vie, ça te regarde, mais en attendant la recherche universitaire n’améliore pas celle des autres. En réalité, c’est complètement, totalement, absurdement faux. En fait, pour peu que l’on s’intéresse à l’histoire de la recherche fondamentale dans le domaine des humanités (philo – histoire – littérature) et des sciences sociales (ma propre recherche s’inscrit plus ou moins entre les deux), on s’aperçoit très vite de l’incroyable impact des découvertes théoriques sur l’amélioration de la qualité de vie en général. On peut prendre des dizaines d’exemples depuis Platon, mais j’en prendrai un en particulier, sans le développer parce que j’en aurai pour deux mille ans et vous avez sans doute d’autres trucs à faire (vous êtes toujours là d’ailleurs ? allez un bisou en prime). La dialectique du maître et de l’esclave, modèle philosophique proposé par Hegel au début du XIXe siècle, a nourri les thèses politiques de Marx, mais aussi la philosophie féministe (notamment de Beauvoir), qui a contribué à l’émergence des théories littéraires féministes et des gender studies, qui ont accompagné la naissance d’un féminisme social, politique et culturel militant, qui a promu auprès des femmes la possibilité d’une qualité de vie améliorée par la compréhension de soi-même et de son rôle en société, et par la réflexion quant aux éléments formateurs de sa propre individualité.
Il y a un phénomène d’évolution des idées qui est très proche, peut-être, du phénomène biologique d’évolution par sélection naturelle. Telle idée engendre telle autre et celles qui fonctionnent non seulement se multiplient mais s’élargissent, colonisent de nouveaux territoires, ‘contaminent’ d’autres sphères de recherche. Comme pour l’évolution par sélection naturelle, ce processus n’a pas de finalité propre, de téléologie. Hegel n’aurait jamais dit que sa recherche ‘servait’ à améliorer la qualité de vie des femmes deux cents ans plus tard. Il ne viendrait à l’idée de personne de demander ‘A quoi sert l’évolution par sélection naturelle ?’. Elle ne ‘sert’ à rien ; elle existe. Ses résultats sont observés a posteriori. Je pense qu’il en va exactement de même pour la recherche universitaire.
Bon ça y est elle a fini son blabla ? Non pas tout à fait. Reprenez donc un autre café.
Allez, pour égayer votre lecture j’ai fait un petit graphique pour résumer (oui je suis en vacances) :
Comparaison graphiale de trois occupations professionnelles selon critères de l’échelle de Beauvais (2010) par statistiques réactivatrices multidisciplinaires à 26,7 % (estimation Q.24, hiver 2003)
Pardon ? D’où je sors les chiffres ? Mais de mon chapeau, madame. Comment vous croyez qu’ils font les scientifiques ?
Ce graphique prouve ma thèse sans l’ombre d’un doute, puisque je l’ai consciencieusement élaboré à partir d’elle.
Ce que j’en conclus, c’est que lorsque l’on critique mon choix d’entamer un doctorat en argumentant que cela ne ‘sert’ à rien, on se base uniquement sur un certain nombre de critères dont il est relativement facile de montrer qu’ils ne sont pas les seuls à constituer l’essence d’une activité professionnelle. Chacun, je pense, évalue le degré d’utilité des métiers des autres selon ce qu’il/elle valorise dans son propre métier. Mais en ce moment le consensus est à l’utilité commerciale (bien sûr, on valorise aussi la recherche médicale, les œuvres humanitaires, etc, mais ça ne représente pas la majeure partie des jobs). Je ne suis pas communiste, anticapitaliste, anarchiste ou altermondialiste mais je pense qu’il faut s’interroger très sérieusement sur ce que cela implique lorsque l’on dit d’une activité qu’elle ‘sert’ à quelque chose. On a l’impression qu’il est très facile de juger de son utilité, alors que la question est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. On prend des critères immédiats et mesurables : argent dépensé contre argent gagné, temps passé contre gain de temps – parce que c’est une solution facile et que son apparente rigueur rassure. Mais il existe d’autres critères qui ne s’évaluent que sur une durée très longue et au-delà du calculable. La qualité, la plénitude de la vie en est un. L’élaboration d’un arbre de connaissances sur l’humanité se prolongeant dans le futur en est un autre, qui permet aux idées et aux découvertes de s’inscrire dans une évolution qui dépasse de très loin les critères habituels de rentabilité et de rapidité.
Sur ce, je vous laisse. Ciao les amis.
C’était ‘Les Réflexions Fort Intéressantes de Tata Clémentine’, pour Radio Agrumes.
Tu l'as dit bouffi!!! ^^^
RépondreSupprimerNon sans rire, c'est excellent ta chronique!!!
Je ris, puis je réfléchis et je reris!!!
Et puis au milieu de tout ça, il y avait un bisou! ça ne se refuse pas.
RépondreSupprimerhéhé je l'avais bien caché pour les plus méritantes :D
RépondreSupprimerIntéressant! ça vaut aussi pour ce que je fais (de l'archéologie)... les gens sont toujours 'ah mais ça sert à rien ton truc! t'aurais du faire médecine!'...
RépondreSupprimerBref je te soutiens!
Agathe (de ton college adoré <3)
Il y a quelques réponses tentative a ce casse-tete philosophique dans le livre suivant:
RépondreSupprimerhttp://www.flickr.com/photos/letter3ala/3271049438/
The Design of Everyday Things
Donald A. Norman (Author)
272 pages
Doubleday Business, 1990
ISBN: 0385267746
Anecdote instructive: Donald A. Norman a écrit ce livre au début des années '70 lorsqu'il était prof-à-la-pige (aka: Adjunct Professor) a University of California in San Diego. Il a présenté ce livre pour obtenir sa permanence. Sa candidature a été refusée parce que le comité académique, fait d'intellectuels très obtus de toutes évidence, pensait que ce texte "ne servirait à rien" (ma paraphrase)...
Quelques années plus tard, Apple Computer a basé et dévelopé le concept de "User friendly" pour leur premiers ordinateur personels à partir du texte avant-garde de Donald A. Norman.
Ignore les imbéciles et...just move on, Baby !
François
Fascinating stuff! thanks for that. Love to Micki & Mikaila :)
RépondreSupprimer