mardi 19 novembre 2019

Le 'livre familial', un genre littéraire?

L'autre jour il m'est venu à l'esprit qu'au cinéma on parle de 'film familial', mais en littérature on ne parle pas ou très peu de 'livre familial'. Or je pense que le 'livre familial' existe, et même qu'il se pourrait bien qu'il ait des caractéristiques stylistiques, narratives, éditoriales, commerciales etc qui en fassent un genre littéraire à proprement parler.

Gainsborough
Ce terme serait tout à fait approprié pour des tas de livres généralement catégorisés 'jeune ado' ou 'junior' mais qui ont en réalité un lectorat qui s'étire de la toute petite soeur quand on lui lit à voix haute, jusqu'aux parents et aux grands-parents quand ils le piochent dans le sac de vacances, et chacun y trouve plus ou moins son compte, mais un peu différemment les uns des autres. Et particulièrement, pour le 'livre familial', ce lectorat transgénérationnel familial n'est pas vraiment accidentel, mais semble en quelque sorte interpelé comme (pluri)lectorat idéal; 'choisi' par le texte, par ses chicanes, comme dirait Barthes...

C'est venu parce que je me posais la question de ce que ça veut dire pour la théorie de la littérature jeunesse non seulement quand un livre est lu 'par toute la famille', mais quand il semble parfois que son lectorat implicite réside dans le cadre particulier, contenu, socialement et émotionnellement défini, de la famille. Et ça m'a soudain paru exactement la bonne étiquette. Depuis, j'y pense souvent et je réinterpréte certaines lectures à la lumière de ce terme.

Par exemple, la plupart des Timothée de Fombelle sont éminemment des 'livres familiaux', tout comme, évidemment, Harry Potter (au moins les trois premiers), mais aussi certains Roald Dahl - le trio Matilda, Charlie, James me semble le plus probant - et beaucoup de livres de Daniel Pennac, et puis plus récemment la série des Wells & Wong par Robin Stevens, les livres de Katherine Rundell ou d'Alexandre Chardin, Verte de Marie Desplechin et certains livres pour enfants de Marie-Aude Murail, là encore pas tous; Miss Charity oui, pas Babysitter Blues. Mme Doubtfire est un film familial, mais le livre d'Anne Fine dont il est tiré n'est pas du tout familial. Comment dire? il y a dans le 'livre familial' quelque chose qui semble tendre organiquement vers l'idéal d'être lu en famille ou par plusieurs membres de la famille séparément, même si cet idéal n'est pas forcément, dans les faits, réalisé... 
Attention, je ne veux pas du tout dire là que tout livre pour jeunes enfants est 'familial' parce qu'il a le potentiel d'être lu en famille, même si dans les faits il est très fréquemment lu en famille. Il y a plein de romans junior que les enfants adorent mais pas les parents, et qu'ils leur lisent quand même, ou jettent un oeil; c'est très bien comme ça, ils ont leur esthétique propre mais ce n'est pas forcément une esthétique familiale.

On utilise maladroitement d'autres termes. Le typique 'de 7 à 77 ans', mais qui est vague en fait, et donne l'impression que ça veut dire 'pour tout le monde', alors qu'en fait là je veux parler d'un '7 à 77 ans' de personnes qui se connaissent et s'aiment, et lisent ce livre ensemble (ou séparément, mais pour en avoir une expérience partagée) parce que, quelque part, ça participe à la fois de leurs interactions familiales et de leur goût personnel.

Je n'ai jamais aimé non plus le coup du 'c'est un livre universel' ou 'intemporel', parce qu'évidemment il n'y a rien de tel en littérature. Ce n'est pas pour rien que le terme 'livre familial', comme le 'film familial', se réfère à la famille, qui est une institution bourgeoise, codifiée, pleine d'idéaux, de peurs et de désirs, dont les valeurs souvent saturent le 'livre familial', et à la construction desquelles il participe activement.

Par exemple, je crois que le 'livre familial', comme le 'film familial', entretient un rapport principalement romantique à l'enfance et à l'adolescence, avec des thèmes de prédilection comme la nature, le voyage, la famille (of course) et la littérature; valorise la découverte et l'aventure, une certaine ouverture sur le monde libérale; une esthétique de l'émerveillement ou de la curiosité; est plutôt intertextuel/ interréférentiel et révérend envers les classiques; est stylistiquement d'un registre de langue plutôt élevé, l'esthétique stylisée, métaphorique, le ton spirituel et bienveillant, pas majoritairement cynique; l'humour à différents niveaux (du scatologique au pastiche); et suit des chemins narratifs plutôt bien balisés. Il a tendance à avoir une voix narrative bien définie, souvent une troisième personne focalisation interne, qui incite à la performativité et à l'oralité. Il est publié et distribué commercialement dans une tranche qu'on appellerait 'mid-brow' en Angleterre, c'est-à-dire ni snob ni littérature très commerciale, juste entre les deux.

Il est aussi 'familial' en tant que c'est le genre de bouquin qu'on recherche ou découvre principalement quand on a des enfants, tout comme on va voir les 'films familiaux' généralement que lorsqu'on a une famille. Et si d'aventure on tombe dessus alors qu'on n'a pas de famille, on a l'impression d'en être une lectrice incomplète, si vous voyez ce que je veux dire, comme c'est un chouïa étrange de regarder Maman j'ai raté l'avion toute seule ou d'aller toute seule au musée des Vikings à York. On aime et on profite, mais c'est comme s'il manquait quelqu'un, ou une situation, ou une institution, pour apprécier pleinement l'expérience.

Stylistiquement et narrativement, les attentes associées font qu'on dit souvent qu'un livre familial est 'un classique contemporain'. Mais ce que cela signifie en fait, je crois, c'est tout simplement que c'est une esthétique qui ressemble à celle d'autres livres du passé qui sont devenus des classiques parce qu'ils sont devenus des livres familiaux. C'est explicable si ça participe d'une série d'attentes génériques, même non formulées. Il y a des livres à l'esthétique familiale qui ne deviendront jamais des classiques (la majorité, évidemment). Ce sont ces attentes qui traversent le temps, constamment modifiées et réinterprétées, comme on a des attentes génériques avec le polar, la romance, la SF, etc. 

Je trouve ça intéressant de se dire que cette catégorie de livres, ce genre, existe un peu en lousdé. Pas tout à fait seulement jeunesse mais certainement pas adulte, il est défini pour partie par son lectorat potentiellement transgénérationnel et une lecture partagée. Il a des caractéristiques littéraires et commerciales qui épousent ces attentes mais ne cessent aussi de les remodeler, car un genre ne détermine par un livre ni un livre son genre, tout cela est dynamique et doit toujours être analysé dans son contexte éditorial, social etc.
L'intérêt de ce genre de termes ce n'est pas de créer encore une niche, une sous-catégorie, encore moins de les 'démystifier' ou de les 'juger', je précise. Ces termes-là, ce jargon, c'est seulement intéressant si on peut se dire 'tiens, ça change ma vision de tel ou tel livre si je le vois comme ça.' Ca permet aussi de grouper les textes différemment, ce qui est tout l'intérêt des études littéraires comparatives. Et enfin, de mieux connaître ces textes en s'appuyant sur d'autres taxonomies. Ici, par exemple, ça permet d'analyser de tels textes aux côtés de 'films familiaux', un genre beaucoup mieux connu - il existe déjà des études historiques, narratologiques, commerciales etc. sur ces oeuvres.

Le terme n'est pas utilisé en critique littéraire, mais finalement je l'entends assez souvent en salon ou en librairie. 'C'est un livre pour toute la famille', assure-t-on. 'Ca plaira au grand-père comme au petit-fils,' 'vous pouvez y aller pour le lire dans la voiture'. Dans les faits, on sait très bien de quoi on parle quand on dit ça. C'est du 'livre familial'. Qu'il se retrouve principalement catalogué en jeunesse fait sens, mais idéologiquement, littérairement et commercialement il est aussi autre part. 
Cet autrepart vaut la peine d'être théorisé parce qu'il parle fondamentalement de littérature, de plaisir du texte - mais vu par la lentille de la complicité intergénérationnelle familiale, cette relation intime, codifiée, ambiguë aussi, entre des personnes qui ne peuvent pas faire autrement que de se construire ensemble. Et qui, pour cela, de temps en temps, ont recours au littéraire - ce grand champ de partage.

jeudi 1 août 2019

Faire de la traduction littéraire... pas dans les écoles cette fois (4) L'atelier de traduction inter-âges



Me revoilà, thank you for ta patience, avec un nouvel article sur les ateliers de traduction. Il était question la dernière fois d’ados, la fois d’avant de petits enfants, et je m’intéresse ici aux ateliers menés avec plusieurs personnes d’âges différents. 

Ces ateliers-là, plus rares mais très intéressants je trouve, se font normalement hors du cadre scolaire, par exemple en salon du livre ou en médiathèque. La plupart du temps, on a là des familles, avec tout ce que ça implique: on peut avoir à une table un couple de parents et trois enfants de 4, 7 et 10 ans, ou une maman, sa fille de 13 ans et son neveu de 14, ou un père, un oncle et une petite fille de 2 ans… bref, il va falloir engager tout ce monde-là dans l’exercice.

Je vais d’abord décrire le fonctionnement de celui que je fais dans ce type d’événement. Je m’appuie sur l’album We’re Going on a Bear Hunt, par Michael Rosen et Helen Oxenbury.



Bear Hunt est un album très intéressant à utiliser dans le cadre d’ateliers inter-âges, pour plusieurs raisons:

1) Il met en scène une famille. Détail, certes, mais pas négligeable, surtout quand on considère que la famille part dans une grande quête... Il y a correspondance entre situation et contenu du livre.
2) Il se prête éminemment bien à une performance théâtrale, scandée, rythmée (j’y viens plus tard), cruciale pour un tel atelier.
3) Il a une structure répétitive, qui se prête très bien au travail de groupe
4) Il est plein donomatopées et d’allitérations, très utiles en atelier de traduction
5) Les illustrations sont extrêmement efficaces comme aide à la compréhension (désolée, c'est un argument utilitaire, je sais bien, mais c'est important dans ce contexte; elles sont aussi superbes évidemment)
6) Il est un peu connu en France, ce qui peut aider, mais pas trop, ce qui serait contre-productif.

Voilà le déroulé de l’atelier.

Rencontre (fracassante) avec le texte

D’abord on va présenter le texte aux participants. Je distribue des exemplaires de l’album (j’en ai des cartonnés qui s’abiment moins, et deux grandes versions aussi). Puis on va, non pas lire, mais ‘performer’, déclamer, jouer le texte. En anglais, bien sûr! Et sans aucune traduction d’abord.

Comment? Bear Hunt est extrêmement rythmique, et il est possible (même désirable) de le lire comme une performance orale, en s’accompagnant de gestes, en tapant dans les mains, etc.

Voici une vidéo de Michael Rosen déclamant le texte (avec les images et les mots en fond)



Personnellement, ma manière de le lire s’apparente davantage à la vidéo ci-dessous, avec chaque vers dit deux fois (la deuxième répétée par le groupe). Je tape dans les mains et sur les genoux (inspiration We Will Rock You) au lieu de faire du tambour, et je n’ai pas exactement les mêmes gestes, mais en gros c’est à peu près cela:


 Si le coeur vous en dit, il y a des dizaines de vidéos amateur de Bear Hunt. Alerte vortex YouTube chronophage. Votre journée est ruinée. You're welcome. 

Au début, il faut motiver les gens (surtout les parents) à jouer le jeu, mais en général, une fois qu’on les force à taper un peu dans les mains, ils se décoincent. Comme le texte est très répétitif, même si on n’a jamais parlé anglais de sa vie, on réussit bientôt sans problème à prononcer, voire à anticiper, le couplet principal. Les tout-petits y arrivent sans problème. On tourne les pages pendant la lecture pour voir les images. 

A la fin, on s’applaudit, quand même, parce que c’est plutôt cool d’avoir pu lire tout un texte en anglais en faisant les bruitages et les gestes sans parler un mot d’anglais. Well done everybody.

Et maintenant, les choses sérieuses commencent…

Premières élucidations

Donc après la performance collective vient le moment d’un début d’élucidation. On va d’abord parler du mouvement général du texte: qu’est-ce qui se passe, à votre avis? Réponses prudentes: une famille passe un champ, une rivière, une forêt, etc. avant de tomber sur un ours et de rentrer vite à la maison…



On va ensuite s’appuyer, pour l’élucidation sémantique ( = du sens) plus précise, sur des morceaux de texte qui tendent à faire partie d’un paysage oral ‘translinguistique’, ce qui veut dire qu’on les comprend plus ou moins sans parler la langue.

Ces morceaux de texte-la sont très utiles en atelier de traduction. L’onomatopée est le plus évident - or, il y en a beaucoup dans Bear Hunt. Swishy Swashy! Splosh Splosh! Evidemment, l’eau ne fait pas le même bruit en français, mais on comprend l’idée.

D’autres mots sont plus ou moins transparents: ‘river’ pour ‘rivière’, par exemple. Cependant, au moment de la traduction littéraire, on va peut-être opter pour autre chose (j’y reviendrai).



Des éléments de la performance vont aussi aider a élucider certaines parties du texte. Par exemple, la gestuelle de ‘Long, wavy grass’, qui peut s’élever du sol au plafond avec des mouvements d’ondulation, va généralement être comprise assez facilement sans aucun recours à une traduction littérale. Les gens (enfants et adultes) vont proposer ‘grand’, ‘ondulé’, etc.

Et évidemment les images vont aussi aider à élucider d’autres éléments.


Traduction du couplet principal

Ensuite on va travailler tous ensemble sur le couplet principal ainsi que le couplet de fin de chaque double-page, c’est-à-dire:

We’re going on a bear hunt
We’re going to catch a big one
What a beautiful day!
We’re not scared.
Uh-oh!


We can’t go over it
We can’t go under it
Oh no!
We’ve got to go through it.

Trad littérale :

On va à la chasse à l’ours
On va en attraper un gros
Quelle belle journée!
On n’a pas peur.
Oh-oh!

On ne peut pas passer par-dessus
On ne peut pas passer par-dessous
Oh non!
On va devoir passer à travers

Le but étant que ces phrases-là soient les mêmes pour tout le monde dans notre traduction collective. Cette étape-là est la plus difficile, je trouve, parce qu’il faut gérer plein d’idées à la fois, que c’est un peu abstrait et que les tout-petits ont du mal à suivre. On regarde d’abord ce qui reste à élucider - en général, grâce à la lecture + quelques compétences des plus grands ados et des adultes, on a plus ou moins le sens sémantique en place. On peut expliquer certains mots encore par la gestuelle (catch! Under/ over/ through), mais en général c’est plutôt facile à comprendre.



Par contre, produire une traduction littéraire est assez complexe, parce que les gens ont tendance à vouloir conserver la rythmique exacte de l'anglais, ce qui est compréhensible (à ce stade-là, elle s’est imprimée dans leurs corps) mais en français c’est difficile. Quoi qu’il en soit, j’essaie que ce soit le plus court possible et idéalement ça se débloque grâce a quelqu’un qui a une idée de génie.

Dans les photos de l’atelier que je montre ici, on avait trouvé cette version:

On part à la chasse à l’ours!
Le plus gros des ours!
Oh quelle belle journée!
Même - pas - peur.
Oh-oh!


Par-dessus, pas possible
Par-dessous, pas possible
Oh non!
Il faut les traverser!

On va ensuite scander/ performer ces couplets afin que tout le monde les ait bien en mémoire. On a déjà fait une bonne partie du travail. Mais il nous reste encore de gros ours à chasser…


Les deux vers et l’onomatopée

Chaque groupe va ensuite se retrouver avec juste 2 vers et une onomatopée à traduire: les 2 vers qui restent sur chaque double-page, et l’onomatopée sur la suivante. 

(version de l'album avec ces vers sur une seule double-page)

Voilà les 6 groupes que cela représente (s’il y a moins de groupes, évidemment, il faut sacrifier des doubles-pages):


Uh-uh! Grass!
Long wavy grass.
Swishy Swashy!

Uh-uh! A river!
A deep cold river.
Splash splosh!

Uh-uh! Mud!
Thick oozy mud.
Squelch squelch!

celui-ci est toujours assez fun question traduction...
Uh-uh! A forest!
A big dark forest.
Stumble trip!

Uh-uh! A snowstorm!
 A swirling whirling snowstorm.
Hoooo woooo!

Uh!-uh! A cave!
A narrow gloomy cave!
Tiptoe!

Ici l’idée c’est que chaque groupe traduise cela et ensuite l’intègre naturellement à la lecture collective qui va être faite à la fin de l’atelier. Je passe dans les groupes pour les éventuels problèmes de vocabulaire ou pour regarder ce qu’ils proposent/ offrir des suggestions, mais l’idée est de donner aussi peu de traductions littérales que possible. Ça va forcer les groupes à prendre des libertés avec le texte pour privilégier la sonorité. Bien sûr, s’ils me sortent que la boue est douce et fleurie, je vais recadrer un peu leurs perceptions, mais en général tout le monde est plus ou moins dans les clous (en plus y a des parents qui sortent en lousdé leur portable pour regarder sur Google Translate, je cafte pas, mais je vous vois, tricheurs.)

Je passe aussi entre les groupes pour aider à la réflexion autour des inévitables questions de choix de traduction. Par exemple river - est-ce une rivière, ou autre chose? J’encourage tout le monde à créer des nuages de mots autour de leurs deux vers. Rivière, fleuve, ru, ruisseau, torrent - on a beaucoup de cours d’eau en français. Il faut aussi penser aux mots qui viennent derrière. Un grand ruisseau glacé: charmante allitération. Un terrible torrent? Un fleuve froid et profond? Et quand on le traverse, doit-on faire plouf plouf, ou splish splash, ou… glagla?



Travail collectif inter-âges

Le fait que ce soit un atelier inter-âges veut dire que les adultes ou les ados à chaque table prennent beaucoup en main la séance avec leurs enfants ou ceux qui se trouvent là, ce qui est impossible dans une classe de primaire par exemple - c’est pourquoi je ne ferais pas cet atelier de cette manière-là avec seulement des tablées d’enfants. On a de facto un encadrement informel, et en plus les parents deviennent souvent un chouia compétitifs, ce qui mène a une énergie collective fort appréciable.

Quand il y a des tout-petits qui ont du mal à gérer une heure et demie de réflexion littéraires et linguistiques, c’est utile de leur dire qu’ils ont pour mission d’illustrer le texte réalisé par les plus grands ou les parents. Comme ils vont chacun repartir avec leur version, celui ou celle qui s’ennuie a le droit – non, le devoir ! - de gribouiller.

Je trouve intéressantes les dynamiques qui s’organisent assez naturellement dans les familles ou entre personnes qui ne se connaissent pas. Les rôles se divisent: toi tu écris, elle elle cherche les mots, lui il trouve le rythme, moi je le teste en tapant sur la table… Ça se distribue, se modifie, etc., jusqu’au moment où il est temps de lire le texte en français.

Lecture finale

Enfin, on relit entièrement le texte avec une performance collective similaire à celle du début, mais en français cette fois. On répète d’abord, pour se les remettre en tête, les vers qui sont les mêmes pour tout le monde. Et puis on va recommencer la lecture, et chaque groupe, quand c’est son tour, va scander tout seul les vers qu’ils ont traduits. Comme c’est dans la dynamique de la lecture, tout le monde va les répéter, donc ils vont être assimilés de manière naturelle dans la performance.

Et puis c’est fini! On se ré-applaudit, beaucoup même, parce qu’on a traduit tout cet album sans parler un mot d’anglais et c'est grave classe.

(Les plus perspicaces auront noté que les dernières double-pages (le climax de l’album!) restent non traduites. Je rêve d’un atelier assez long pour permettre d’aller jusqu’au bout, mais pour l’instant ça ne s’est pas encore présenté. Je pense qu’il faudrait 2 heures et 1h30 c’est déjà difficile pour les tout-petits. Avec des adultes et enfants de 10 ans et plus, ça irait peut-être).

P’tit résumé

Je vois plusieurs grands intérêts à ces ateliers de traduction inter-âges:

1) Sociaux, familiaux, amicaux etc.: je suis persuadée qu’ils renforcent la complicité entre adultes, enfants et ados, qu’ils se connaissent déjà ou non. En ceci, ils sont comme toute activité intergénérationnelle de qualité.

2) Mais aussi par ce quils permettent de véritablement déhiérarchiser les compétences entre enfants et adultes. Comme personne n’a la bonne réponse, tout le monde a légitimement le droit de proposer des solutions. Et comme on n’a pas besoin de savoir lire, juste d’avoir une imagination poétique et un sens de la sonorité, les enfants, même petits, sont très bien placés pour contribuer

La notion d’incompétence linguistique, qui est au cœur de beaucoup de réflexion dans le monde universitaire pour ce qu’elle implique de découragement, de honte ou de culpabilité, est ici complètement dédramatisée, voire revendiquée comme élément central du travail collectif.

3) En même temps, le fait d’avoir des adultes et des grands ados sur place veut dire aussi, comme je l’ai mentionné, qu’on distribue l’encadrement de manière informelle et très naturelle. Ça laisse les mains libres à l’organisateurice pour passer d’un groupe à l’autre et s’attarder sur ceux qui ont besoin de davantage d’aide.

4) Comme ces ateliers ont tendance à se tenir en-dehors des structures éducatives classiques, c’est vraiment une occasion en or pour la vulgarisation de la traduction comme pratique d’écriture créative. La plupart du temps, les parents ne savent pas trop à quoi s’attendre et le ‘message’ passe très bien: beaucoup disent qu’ils n’avaient jamais réfléchi aux processus de traduction littéraire et ne savaient pas que ça pourrait être aussi fun.

5) Lié au point précédent: de tels ateliers, me semble-t-il, désacralisent de manière très intéressante, au sein même des familles, l’apprentissage des langues. On passe d’une vision de cet apprentissage comme entreprise difficile, sérieuse et ennuyeuse, à une vision beaucoup plus ludique et créative.

Annexe: matériel nécessaire

Ce sont des ateliers qui sont assez onéreux en matériel. Pour un atelier comme celui-là, on a besoin d’un exemplaire de l’album par groupe, et aussi plein de feuilles, de feutres, de stylos, de papiers de couleur etc. Il faut vraiment occuper les mains des enfants et que les plus grands aient le texte de base sous le nez, puissent tourner les pages etc.

Pour ce qui est du lieu, c’est vraiment important d’avoir des tables, et qu’il y ait assez de place pour que les performances puissent être accompagnées de mimes, gestes, etc. 

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C’est tout pour today les ami.es. Au passage, merci chaleureux aux nombreuses personnes qui m’écrivent, étant tombées sur ces billets. Je sais que je ne les produis pas à la vitesse de la lumière, mais c’est parce que, d’une part mon prochain roman, d’autre part mon projet de recherche actuel, m’occupent beaucoup, et c’est sans doute de ce dernier dont je vous parlerai la prochaine fois.