Vous êtes bien installés? Aujourd'hui tata Clémentine va vous parler de ce véritable noeud de vipères qu'est l'exotisme en littérature jeunesse. Oui oui, ça ne saute pas aux yeux, comme ça, mais c'est un thème/ un mode/ un motif particulièrement problématique pour certains critiques. Je n'en fais pas forcément partie, mais je trouve ça intéressant, et vu que la philosophie de ce blog semble être de partager des choses que je trouve intéressantes, eh bien allons-y gaiement.
L'exotisme, il y a plusieurs manières de le définir, mais je vais en choisir une relativement large: c'est la caractéristique des récits qui comprennent des espaces/ personnages/ concepts clairement non-urbains et non-occidentaux; qui mettent en avant des valeurs 'premières' ou archaïques, souvent liées à la nature ou à des rituels traditionnels de petites communautés, à des croyances polythéistes ou animistes; qui présentent un monde idyllique voire édénique, simple, coloré, et innocent.
Des exemples? Vous vous rappelez Fifi Brindacier chez les 'cannibales'? Ou le long récit du naufrage et de l'île des 'sauvages' dans Les vacances de la Comtesse de Ségur? Pas la peine de remonter aussi loin, ni de chercher des scènes aussi clairement impérialistes. Chaque semaine, on publie des albums, des romans et des contes qui se situent dans les mers du Sud ou dans la jungle, qui mettent en scène des petits Indiens ou des petits Eskimos, ou qui racontent des histoires d'amitié poignantes entre enfant et animal/arbre/rocher/arc-en-ciel sous les tropiques ou dans les steppes.
Et alors le Critique Littéraire fronce le nez. Parce que l'exotisme en littérature jeunesse pose deux problèmes:
L'exotisme est tout d'abord le symptôme d'une culture occidentale qui esthétise, glorifie et sacralise les paysages, personnes et traditions du monde qu'elle n'est pas, pour mieux les confisquer, les aliéner, et s'en distinguer. C'est la base de la critique post-coloniale, culminant avec le concept d'orientalisme développé par Edward Said: céder à l'appel de l'exotisme, à ces longues descriptions de senteurs épicées, de tissus bigarrés et de mystérieux regards, c'est s'approprier par la production artistique des cultures, des peuples, des modes de vie dont la profonde complexité est réduite à ce qu'ils ont de tentateur, d'érotique, d'ésotérique et de mystifiant.
L'Autre n'est jamais tant Autre que lorsqu'il est esthétisé, c'est-à-dire chosifié, même si cet exercice s'accompagne souvent d'une apparente reconnaissance d'une 'supériorité' de l'exotique décrit. L'exotisme, que ce soit en littérature jeunesse ou en littérature adulte, est donc souvent considéré comme un instrument de la réification colonialiste propre à l'écriture de l'Occident, qui sous des dehors d'humilité renforce ainsi sa domination symbolique.
Mais la littérature jeunesse ajoute un degré de complexité à cette question déjà ardue de l'exotisme dans l'art. Car comme le soutient Perry Nodelman, il existe déjà dans la littérature jeunesse un exotisme de l'enfance - un orientalisme de l'âge, pour ainsi dire. L'enfant sous le regard de l'adulte qui écrit est déjà cet individu enveloppé de mystère, proche de la nature, détenteur d'un savoir mystique auquel l'adulte prétend parfois s'assujettir. L'enfant de la littérature jeunesse est déjà un sujet érotisé, esthétisé, et par là même expulsé hors de la normativité hégémonique de l'adulte. L'enfant de la littérature jeunesse est toujours-déjà l'exotique de l'adulte.
Et on se retrouve donc avec des livres jeunesse qui, en dépeignant l'enfant dans des contrées 'exotiques', perpétuent une double domination: celle, (néo)colonialiste, d'une vision occidentale du reste du monde, et celle, aetonormative, de l'adulte sur l'enfant.
Evidemment, pas question d'utiliser ce genre d'analyse pour censurer ou s'auto-censurer, et je n'y adhère pas forcément à 100%. Mais c'est une réflexion comme une autre sur ce médium que beaucoup de gens estiment simple, et qui est en réalité extrêmement complexe et parfois problématique.
samedi 14 avril 2012
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C'est intéressant ce que tu dis. Et je me sens concernée car j'ai toujours préféré les livres qui faisaient voyager un peu. Mais je pense que ce qui m'attire chez eux est aussi valable pour les mondes imaginaires: le besoin de s'échapper. Pour moi, c'est ça plus que la notion de l'"Autre" qui m'attire. Enfin, c'est sûrement un tout. La question maintenant, c'est comment tenir compte de cette critique post-colonialiste lorsqu'on veut situer notre histoire en dehors du contexte urbain et occidental :P
RépondreSupprimerAgathe
Exactement! c'est la limite de la critique littéraire. On trouvera toujours des problèmes partout.
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