samedi 19 janvier 2013

Mais t'as pas peur de traumatiser les gamins?




'Ce livre devrait être interdit aux chatons de moins de six semaines'

Depuis qu'est sorti La pouilleuse, j'ai répondu à plusieurs interviews (comme ici, ici, ici et ici, et deux récemment sur le blog d'A l'Ombre du Grand Arbre et à venir sur Dimensions Ados) qui souvent reviennent sur le thème du possible choc ou traumatisme consécutif à la lecture du bouquin. Je précise tout de suite qu'en aucun cas je ne m'en plains: au contraire, je suis absolument ravie que le livre déclenche de telles questionnements. Mais je me suis dit que j'allais ouvrir une petite 'FAQ' de La pouilleuse, que je vais aussi mettre sur la page FAQ de mon site, afin de faire une petite synthèse de ce genre de questions et de faire passer mon point de vue de manière plus 'regroupée'.

Allons-y donc: La pouilleuse, Foire Aux Questions: 

Q.: Comment vous est venue cette idée? La pouilleuse est-il inspiré d'un fait réel?

Oui et non. L'idée a peut-être été déclenchée par le fait divers sordide du 'gang des barbares', mais les idées en tant que telles tournaient dans ma tête depuis un certain temps. Quand j'étais au lycée dans ce qu'on appelle les 'beaux quartiers' de Paris, j'entendais souvent le genre de discussions que je rapporte, parfois quasi inchangées, dans La pouilleuse: des discussions qui témoignaient d'un préjugé de classe et d'un racisme latents, mais pas agressifs en tant que tels - simplement intégrés au tissu idéologique de la vie de tous les jours pour moi et pour les autres lycéens.

C'est seulement en prépa que ce genre de discours a commencé à me frapper, à m'interpeler: c'est là que je me suis aperçue qu'il n'y avait que quelques pas à franchir entre des préjugés et des actes. Le 'gang des barbares', qui a agi (en partie) en fonction de préjugés antisémites, a peut-être été un catalyseur pour La pouilleuse: il m'a semblé qu'il n'y avait aucune raison pour que ce genre de fait divers n'arrive pas dans les 'beaux quartiers'.

Q. Vous êtes-vous mis des limites en écrivant ce livre? Jusqu'où peut-on aller dans la violence?

Oui, je me suis mis des limites en écrivant ce livre, mais pour des raisons littéraires et non morales. Ou plutôt, j'ai une conception de la littérature qui est une sorte de synthèse entre le littéraire et la morale: j'appelle cela l'écriture éthique. Une écriture éthique, c'est une écriture qui ne cède pas à la facilité dans la présentation de thèmes potentiellement racoleurs (sexe, violence en particulier): c'est-à-dire une écriture qui rend difficile pour le lecteur de se placer dans une position complaisante, de voyeurisme, ou d'attraction par rapport à cette violence.

Il y a beaucoup de livres pour adolescents qui me déplaisent profondément parce qu'ils font semblant de condamner une violence qu'ils rendent en réalité ardemment attirante. Par exemple, Hunger Games, qui sous prétexte de dénoncer une société dystopique et à la dérive nous délecte du spectacle de la mort d'enfants et d'adolescents et nous fait vite oublier la mort des personnages secondaires pour mieux mettre en exergue celles de ceux qui 'comptent' vraiment. Autre exemple, Twilight, qui glorifie et rend glamour le suicide, la violence conjugale, et j'en passe et des meilleures.

La pouilleuse (je l'espère!) ne rentre pas dans cette culture de la violence comme 'show'. L'intrigue et le point de vue narratif ont été pensés pour que le lecteur soit potentiellement hypnotisé mais aussi extrêmement mal à l'aise par rapport aux événements décrits. Une ellipse temporelle, très importante dans la scénographie du roman, garantit l'escamotage du passage le plus graphiquement violent: tout se passe donc, a priori, dans l'imagination.

Pour moi, une écriture éthique de la violence est absolument possible, mais elle doit exiger du lecteur une participation entière à sa représentation: elle doit s'adresser au lecteur comme complice d'un malaise, surtout pas divertir, voire amuser, un spectateur conçu comme détaché de l'acte de violence.

Q. La pouilleuse est-il vraiment un livre pour adolescents? A partir de quel âge?

Je n'en sais rien - pas plus que si on me demandait 'A partir de quel âge peut-on porter un T-shirt de taille 38?'. Si je me réfère à ma propre expérience, je serais bien en peine de répondre à cette question. A 14 ans, je lisais Lolita sans problème, mais par contre L'éclipse de Robert Cormier (un livre pour adolescents) m'avait profondément choquée. Impossible de regarder Orange Mécanique, par contre j'avais déjà revu dix fois Shining. Et il y a un J'aime Lire que je n'ai jamais fini parce qu'au chapitre 2 le héros se fait... vacciner! Comment prévoir ce qui va se passer dans la tête d'un lecteur de 7, 9, 13, 14, 19 ans? Vous savez, vous, comment va réagir votre oncle de 49 ans à la lecture des Bienveillantes?

oui oui, de l'UNIVERS
Tout livre est un risque. Comme dit ce cher Jean-Paul S., tant que le bouquin est posé sur la table, il n'a rien à voir avec moi: mais ça y est, je le prends, je l'ouvre, et (attention hyperbole sartrienne numéro 9405335) voilà que l'auteur et moi portons la responsabilité de l'univers sur nos épaules. Les questions d'âge n'ont rien à voir avec ça. Le cousin de 9 ans de mon amie a lu La pouilleuse et il n'est pas en psychothérapie, alors que plusieurs de mes proches (adultes) ont eu du mal à s'en remettre.

Les enfants et les ados ne sont pas plus idiots que les adultes: si un livre les choque jusqu'à la moelle, s'il est douloureux, s'il est trop dur, s'il n'est pas-pour-maintenant, ils ne vont pas se forcer à le lire, surtout maintenant que l'iPad brille sur un coin de table. S'ils le lisent, c'est qu'ils en sont capables. S'ils en sont capables, et qu'ils le finissent, c'est que c'est important pour eux, quelque part, peut-être sans qu'ils s'en aperçoivent, de lire ce livre.

Q. La littérature jeunesse n'est-elle pas plutôt faite pour amuser? Pourquoi écrire des livres aussi sombres? 

C'est vrai qu'en regardant ma bibliographie, c'est pas la marrade généralisée, à part mes Petites filles top-modèles et ma série des Sesame Seade à venir. Mais déjà, explication numéro 1 qui n'est peut-être pas celle que vous attendez: j'ai écrit plein de trucs marrants ou aventureux, mais... ils ne trouvent pas preneur! Donc soit je suis nulle en rigolade et forte en trucs qui font réfléchir à des choses graves de l'existence (quiconque qui me connaît personnellement a officiellement le droit de hurler de rire en lisant ces mots), soit il y a un véritable appel d'air dans l'édition jeunesse pour des livres durs, des livres forts, des livres avec une portée sociopolitique ouvertement déclarée.

Lui ça va comme pirate
J'ai dit quelque part que je préfère un livre controversé à un livre insignifiant. Les rayons de littérature jeunesse sont pleins comme des oeufs. Une bonne grosse vaste majorité de la production concerne les lapins, les pirates et les princesses. Je n'ai rien contre les premiers, qui sont très bons en ragoût, ni contre les deuxièmes, surtout quand ils ressemblent à Johnny Depp, ni contre les troisièmes, qui photographiées à vingt kilomètres de distance les roberts à l'air préservent des milliers d'emplois dans la presse people. Toutefois, cependant et néanmoins, il reste une petite place sur les rayons pour les livres intelligents et de qualité, qui se divisent en deux catégories: 1) drôles et spirituels, 2) sombres et sérieux. Petite, j'avoue, je préférais les premiers, et je considère que mes Sesame Seade en font partie. C'est un peu au hasard des envois et des écritures que je me retrouve plutôt occupée à défendre mon entrée dans la deuxième catégorie.


Voili-voilo, on va dire que ça suffit pour l'instant. Des bises à ceux qui sont arrivés au bout.

Clem

15 commentaires:

  1. J'en aurais bien pris encore une petite tranche, moi ! C'est tellement bon de lire des mots drôles ET intelligents. Merci Clémentine !

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  2. Passionnant et enrichissant... comme d'hab !

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  3. Je dis comme Sardine :-) Et je vais me bouger pr lire ta"pouilleuse" du coup! ;-)

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  4. Merci pour cette très stimulante réflexion sur l'écriture éthique. Je suis particulièrement interpellée (comme si vous m'agrippiez par la peau du cou, outre-Atlantique!!!) par cette phrase: "une écriture qui ne cède pas à la facilité dans la présentation de thèmes potentiellement racoleurs (sexe, violence en particulier): c'est-à-dire une écriture qui rend difficile pour le lecteur de se placer dans une position complaisante, de voyeurisme, ou d'attraction par rapport à cette violence."

    Est-ce que votre "Pouilleuse" est distribuée au Québec?

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  5. Merci pour cette stimulante réflexion sur l'écriture éthique!
    Est-ce que votre "Pouilleuse" est distribuée au Québec?

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  6. Merci beaucoup pour ces commentaires!

    Andrée, merci beaucoup et j'espère que vous n'avez pas trop mal au cou :) je pense que le livre est distribué au Québec, oui! sinon il est disponible dans les librairies en ligne.

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  7. Une fois de plus c'est toi qui en parles le mieux ! Une analyse pertinente pleine de justesse ! L'écriture éthique... what else ?

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  8. Riche article, qui soulève moult questions, et notamment à quand les princesses en civet, les pirates en roberts, et Johnny en lapin ?

    Sérieux, en preum's, re-re-re-bravo pour cette pouilleuse qui fait partie de mes grandes découvertes 2012...

    ... avec Hunger Game, pourtant. Je suis assez schizo sur la question de la violence. Clairement, elle me fascine et j'aime sa représentation (écrite ou filmée, avec du sang ou version psy), et pourtant... Je suis végétarienne (que celui qui dit qu'il ne voit pas le rapport aille passer une journée dans un abattoir), je ne m’énerve jamais en voiture (c'est plutôt moi qui énerve les autres, c'est vrai), et mon fils a l'interdiction absolue de répondre en cas de coup (mes filles aussi, hein, juste que le problème ne s'est jamais posé), et ça, c'est un truc que je me retrouve souvent à justifier devant des parents qui pensent qu’élever un enfant, c'est lui aiguiser les griffes.

    Bref, éthique ou toquée ?

    Des bises :-)

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  9. Chère toquée de l'éthique, ;)

    Je suis tout à fait prête à admettre que pour Hunger Games le dossier n'est pas clos. On a des discussions sans fin entre universitaires en littérature jeunesse: certains, comme moi, trouvent ces bouquins hyper problématiques, d'autres assurent qu'ils 'dénoncent' la violence. Moi, ça me gêne énormément. Mais il y a des arguments des deux côtés.

    Il vaut mieux en effet, peut-être, laisser les griffes pousser... vu le nombre de gamins qui se rongent les ongles...

    Bises!

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  10. Merci Clémentine pour cette pertinente analyse de La pouilleuse par le biais de ces questions-réponses. Et je confirme que la scène la plus "terrifiante" de ton roman est celle où nous ne sommes pas en présence directe de la violence. L'imagination va bien souvent plus loin que ne pourraient le faire les mots...
    A bientôt.

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  11. Merci pour cet article Clémentine!
    J'ai ajouté ton livre à mes favoris sur Amazon, et le site me conseille les livres de Beatrix Potter...donc aux antipodes! Je peux leur conseiller de lire ton blog?

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  12. haha oui en effet pauvre gosse qui passe de Pierre Lapin à La pouilleuse...

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  13. Je ne sais pas si il dénonce, et je ne sais pas si c'est vraiment là l'important... Est-ce que Lolita dénonce la pédophilie ? C'est en tout cas un sacrement bon bouquin. Il n'y a pas de raison pour que les enfants / ados n'aient que du moralisateur. Ou sinon faut les excuser de préférer la Playstation. Ou comment mélanger tous les débats ;-)

    Bises again !

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  14. Très intéressant! J'aime ce que votre définition de la littérature éthique. C'est un argument que je réutiliserai face aux frileux.
    Pour Hunger Games, je ne suis pas d'accord mais comme vous le dites dans les commentaires ce débat fait rage. ;-)
    Pour la saga Fascination: violence conjugale? En même temps, je ne peux vraiment pas me positionner car je me suis arrêtée au tome 1. Le tome 2 m'est tombé des mains devant tant d'apathie, d'inertie et si je me souviens "bien" de marmoréen"...


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  15. Merci pour ce commentaire! quant à Twilight/ Fascination, oui, le quatrième tome est plein de références d'un goût très douteux à la violence conjugale, mais c'est une notion qui court aussi dans les 3 premiers. Urgh.

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