samedi 7 février 2015

Ecrire en bâillant

Après tout, me disais-je, peut-être le plaisir qu’on a eu à l’écrire n’est-il pas le critérium infaillible de la valeur d’une belle page; peut-être n’est-il qu’un état accessoire qui s’y surajoute souvent, mais dont le défaut ne peut préjuger contre elle. Peut-être certains chefs-d’œuvre ont-ils été composés en bâillant. (Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, p.374)
Alors, les ami/es, question du jour: écrit-on toujours mieux quand on est tellement passionnée qu'on n'arrive pas à s'arrêter, que l'aurore darde ses doigts de rose par la fenêtre et qu'on s'aperçoit soudain (parce que le robinet de la salle de bains n'a pas été fermé et qu'on a les pieds mouillés par une inondation généralisée) qu'on n'a pas donné leur biberon aux triplés, que le chien a chié partout dans le salon, que le mari s'est barré avec la voisine du dessus et qu'un avion de la TransAsia s'est écrasé dans les hortensias du jardin?

A mon avis, non; on n'écrit pas forcément de meilleurs textes, qui passionneront plus les lecteurs, si on n'est pas toutes les trente secondes en train de regarder sa montre. Je ne dirais pas qu'être passionné n'aide pas - notamment parce que si ce qu'on écrit nous intéresse vraiment, on est, me semble-t-il, plus réceptif parfois à des idées vives et originales, ce qu'on appelle benoîtement l'inspiration. Mais ce que j'ai remarqué au fil des années, c'est qu'il y a finalement peu de corrélation entre les bouquins que j'ai vraiment adoré écrire et ceux qui fonctionnent vraiment avec les lecteurs.

Prenez par exemple La plume de Marie, qui reste l'un de mes meilleurs souvenirs d'écriture. J'ai adoré écrire ce livre. Je l'ai écrit en retenant mon souffle, complètement emportée par ma propre écriture. Je revenais à mon moi clémentinesque de sixième-cinquième, quand, fascinée par le théâtre classique, j'engloutissais tout Racine, Corneille et Molière et m'inventais dans ma tête des dizaines de scènes en alexandrins rimés sur le chemin du collège. J'étais à fond dedans.

oui j'étais très cool comme ado.
C'est donc avec moult pincements au coeur que je lis des chroniques de ce petit bouquin m'affirmant qu'il a été écrit 'pour correspondre aux programmes scolaires', ce qui est parfaitement faux. De nombreux lecteurs l'ont lu comme un exercice intellectuel d'une profonde sécheresse, alors que pour moi c'était véritablement un élan affectif, presque amoureux. En gros, ça a foiré.

tristesse infinie
Autre exemple, totalement opposé: La pouilleuse, qui a été difficile, lent et pas très plaisant à écrire. C'est un livre sombre, je l'ai abandonné après une semaine, repris un an plus tard, fini plutôt par sens du devoir que par passion; envoyé sans grande conviction à des éditeurs, qui tout de suite ont mordu. Et ça reste le livre dont on me parle le plus comme d'un roller-coaster, hyper prenant, etc. Quand je l'écrivais, pourtant, il n'avait rien d'hyper prenant, je vous demande de me croire.

Ensuite il y a les livres qu'on n'a pas aimé écrire ET qui ne marchent pas bien: la loose internationale. Je vais pas m'autocrucifier en donnant des exemples de mon propre corpus, mais il y en a.

Et puis l'idéal: un livre qu'on a adoré écrire, et pour lequel les lecteurs montrent un enthousiasme similaire. Ca ne m'est arrivé pour l'instant qu'avec mes petits Sesame Seade anglais, que j'ai écrits avec une joie absolue et en rigolant toute seule, et qui fonctionnent avec beaucoup d'enfants. C'est un immense plaisir de rencontrer une résonance comme ça, et ce n'est pas courant.

tout le fun et zéro de pas bien
Donc, des cas de figure très différents, des livres qu'on adore et qui ne marchent pas, des livres qu'on n'a pas aimé écrire et qui touchent une corde sensible. Il y a beaucoup d'incompréhension entre auteur et lecteurs. Des moments ou quelqu'un nous parle en bien d'un de nos livres qu'on n'aime pas trop, et on a envie de dire mais arrête, kestufous, lis celui-là plutôt! Des moments où un lecteur nous dit qu'il a préféré tel passage, qu'on a dû réécrire mille fois, sans passion et sans enthousiasme, un travail peu gratifiant, cérébral, inintéressant. Et au contraire, des lecteurs qui n'aiment pas - mais comment PEUVENT-ILS ne pas aimer? - des pages passionnelles et emportées par l'inspiration.

J'ai relu récemment les épreuves de The Royal Wedding-Crashers, qui sort en mai et qui est la suite des Royal Babysitters. Très franchement, ça a été une totale pain in the a## d'écrire ce bouquin. J'en ai bavé. Panne d'idées, impossibilité de lui faire faire ce que je voulais, etc. Une vraie corvée. Et ensuite, un travail éditorial monstre (enfin, rien comparé au travail Tiboesque, hein), boring et tedious.

je te hais, mais finalement je t'aime bien

Et pourtant, en lisant les épreuves... Je me suis dit hé bien, ça fonctionne nickel. It works. C'est un livre énergique, fun et insolent, meilleur d'ailleurs que les Royal Babysitters. Où sont les cicatrices de mes traumatismes d'écriture? Le texte les a résorbées.

Personne n'en saura jamais rien.

Ah oui, sauf que je viens de l'écrire sur mon blog, dammit.

Et vous alors, qu'est-ce que t'en penses?

9 commentaires:

  1. Une profession de foi très intéressante, Clémentine ! Ah, les affres de l’écriture… « Poète, prends ton luth et me donne un baiser.. », l’angoisse de la page blanche, les 5% d’inspiration, 95% de transpiration, etc. Antoine Blondin disait que « l’écrivain est justement la personne qui a un peu plus de mal à écrire que les autres» , lui, qui avait opté (et il n’était pas le seul) pour les paradis artificiels comme déclencheurs de l’écriture. Pour Balzac, c’était le café…
    Quant à savoir quel sera le succès d’un livre, c’est la question des mille francs ou des millions de dollars. Flaubert avait sué sang et eau pour « La tentation de Saint Antoine. », « l’œuvre de sa vie », disait-il. L’ayant lue en privé à ses deux amis les plus proches, il fut abasourdi, terrassé par leur verdict impitoyable. Le secret de la réussite est peut-être de répondre au bon moment à une attente qui volète dans l’air du temps ?

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    1. Haha, c'est vrai, La tentation de Saint-Antoine? Déjà que j'accroche pas du tout à Flaubert (I know, I know), mais alors VRAIMENT Saint-Antoine, c'est... Zzzz

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  2. Une leçon d'humilité à chaque sortie, c'est vrai.

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  3. J'aime quand tu me rassures sur ma capacité à écrire, Clémentine....... donc en effet, on peut "être écrivain" et pourtant ramer à chaque phrase, profiter de la moindre occasion (coup de fil, courrier à écrire, linge à laver, commande à passer sur internet...) pour s'enfuir et quitter sa page, on peut écrire en se sentant totalement incapable de continuer... Donc, je ne suis pas la seule à traverser ses pénibles déserts. Et ça me fait penser à Philip Roth, éminent romancier, qui a "pris sa retraite" et annoncé qu'il n'écrira plus, car, dit-il, c'est trop difficile (dans le sens "pain in the ass" du terme). Alors, je partage entièrement ce que tu écris là... et c'est un des aspects les plus durs de ce métier, finalement.

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  4. En même temps c'est assez miraculeux, je trouve, que ces livres qu'on écrit souvent (enfin moi) en traînant, en se traînant, ces livres dont les ficelles laborieusement tressées nous apparaissent comme des cordages grossiers, ces livres qui n'ont rien à voir avec les oeuvres géniales, subtiles et originales que notre esprit avait projetées au départ, que ces livres, disais-je, fonctionnent bien, aient du rythme, captivent des lecteurs, convainquent un éditeur. Car bien sûr le résultat n'est pas fonction de l'enthousiasme et du plaisir avec lequel on fait le travail, sans quoi la cathédrale en allumettes de mon grand-oncle Charles serait un chef d'oeuvre.
    Pour ma part, et pour faire ma contrariante, je remarque tout de même que mon meilleur succès en termes de ventes est aussi le roman que j'ai écrit le plus facilement. Est-ce un hasard ?
    Une dernière question à mes ami(e)s auteur(e)s : les scènes d'action sont tout de même plus faciles à écrire, plus entraînantes et jubilatoire que les scènes où il ne se passe pas grand chose, non ?

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    1. Oui, c'est en effet assez miraculeux! C'est ça aussi que je voulais mettre en avant dans ce billet d'ailleurs.

      Oui, le plus dur pour moi c'est les scènes de transition, nécessaires pour passer d'un truc à un autre ou expliquer une situation, mais du coup très dur à rendre intéressantes...

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  5. "ces livres dont les ficelles laborieusement tressées nous apparaissent comme des cordages grossiers, ces livres qui n'ont rien à voir avec les oeuvres géniales, subtiles et originales que notre esprit avait projetées au départ"
    Pascale, tu es mon idole.

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  6. En tout cas, ça donne envie de vous lire. Bon courage :)

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