samedi 7 novembre 2015

Les passions de l'âme - L'identité

J’inaugure une petite série spéciale - après l’abécédaire il y a déjà quelques années, et les excuses il y a encore plus d’années - de billets de blog autour d’un même thème. Le terme est un peu grandiloquent, mais je vais essayer de parler avec sérieux, et surtout avec le plus de simplicité possible, de ce que je vois comme des ‘passions de l’âme’ des auteurs - ces questions vaguement philosophisantes qui nous trottent dans la tête quand on pense à ce qu’on fait. Auteurs/illustrateurs jeunesse en particulier bien sûr, mais certaines ‘passions’ seront sans doute plus généralement applicables.

Je vous donne donc rendez-vous une fois par semaine le dimanche, et aujourd’hui on commence avec la question de l’identité.


promis ça va pas être trop prise de tête

Qu’est-ce que notre identité d’auteur ou d’artiste? A première vue, une identité, c’est ce qui nous fait ‘nous’, et qui ‘ne change pas’, qui reste ‘le même’ ou ‘pareil’ (l’origine du mot). Dans notre rayon - la création - c’est donc d’abord un terme qui pourrait sembler interchangeable avec la notion de ‘plume’ ou de ‘style’; on parle souvent de ‘l’identité graphique’ d’un illustrateur. Ce serait donc le ‘grain’, la ‘voix’ - cette propriété de nos textes ou de nos images que l’on estime unique à soi, et qui fait qu’on nous reconnaît, plus ou moins aisément, rien qu’en nous lisant.

‘On nous reconnaît’ - déjà je suis passée de quelque chose d’intime et d’intérieur (‘mon’ identité, je devrais en être la maîtresse) à quelque chose que l’on regarde, que l’on fixe, peut-être, de l’extérieur. Et c’est vrai que l’identité d’un créateur est en grande partie formée par le regard, critique ou bienveillant, des autres. Le problème, bien sûr, c’est que - d’autant plus en littérature jeunesse - cette identité graphique ou textuelle va devoir s’accommoder des exigences d’un marché, de nombreux ‘gardiens’ ou médiateurs, et bien entendu des lecteurs.
identité de R L Stine façon warhol

‘Mon’ identité d’auteur n’est jamais totalement la mienne. Elle est forgée à la fois directement et indirectement: directement à travers, par exemple, des requêtes éditoriales (ralentis le rythme; on veut quelque chose de drôle; tu utilises trop d’adjectifs); indirectement à travers, par exemple, notre réaction aux succès et aux échecs (ça, ça a marché la dernière fois, je vais le refaire). L’identité n’est pas quelque chose qui jaillit librement de mon for intérieur; ce n’est pas l’expression pure de mon âme; c’est une propriété médiée et influencée par de nombreux agents. D’ailleurs, je peux (et je dois) la contrôler et la modeler: on dit souvent dans le métier ‘construire’, ‘développer’ ou ‘trouver’ son identité. 


L’identité d’un auteur, je pense, est soumise à deux mouvements contradictoires. D’un côté, il y a un conservatisme intrinsèque à la ‘construction’ d’une identité. Pour peu qu’on ait développé son identité à partir d’un ou deux livres ayant très bien marché, il peut arriver qu’on se voie défini - identifié - de manière assez rigide: c’est l’auteur drôle/ politique/ qui traite de sujets de société/ qui a un vrai sens de la formule, etc. Cela se traduit souvent par des phrases du type: ‘Untel est doué pour rendre l’atmosphère des lieux’, ‘Bidule a un style très poétique’, etc.: des phrases qui nous solidifient autant qu’elles nous complimentent. Cette identité peut très bien nous convenir… Mais rien qu’en disant ‘mon identité me convient’, j’admets déjà qu’il est possible qu’elle ne nous convienne pas - qu’on ne soit pas à l’aise dans cette identification. Plaquée de l’extérieur, et peut-être - selon nous - un peu par hasard, notre identité devient pour nous une ‘étiquette’.

example d'étiquette


Donc il y a un deuxième mouvement, qui peut être en réaction au premier, et qui est celui de l’auteur qui cherche à se reconstruire ou se réinventer une identité; ou alors, à constamment évoluer, à n’être pas reconnaissable d’une création à l’autre. On devient l’auteur ‘qui est toujours là où on ne l’attend pas’ (ce qui est, paradoxalement, aussi une sorte d’identité…). Ca peut être très bien, mais je ne pense pas que ce soit satisfaisant non plus. Parce qu’on aspire toujours secrètement à une sorte de continuité; on voudrait quand même être reconnu d’une manière ou d’une autre. Ces mouvements erratiques d’un style à un autre et d’un genre à un autre, ce désir d’échapper aux ‘étiquettes’, de ne jamais ‘se ressembler’, peuvent devenir un moyen de fuir ou de trahir son identité.

Il faut se rappeler, je pense, si on est angoissé par l’idée d’être ‘étiqueté’, que l’identité, même imposée de l’extérieur, est en réalité difficile à définir. On peut identifier facilement quelqu’un sans pouvoir dire exactement pourquoi. Je n’ai aucun mal à identifier une illustration de Quentin Blake. Pourtant, je ne pourrais pas en écrire une ‘carte d’identité’. Je parlerais de traits zigzagants, de l’aquarelle qui déborde, du mouvement, des cheveux en pagaille… Mais cette ‘identification’ n’est qu’un portrait-robot, qui pourrait aussi pointer, par exemple, vers Tony Ross. Il reste dans ‘l’identité’ d’un auteur ou d’un illustrateur quelque chose de nécessairement mystérieux, d’indéfinissable ou d’indescriptible; de l’ordre du sensible au-delà du commercial.

L’identité d’un créateur, d’autant plus en littérature jeunesse, je pense, est angoissante parce qu’elle ne nous appartient pas entièrement - elle nous appartient parfois très peu. Nous refusons d’être définis durablement par ce que quelques livres, et les aléas de l’édition, nous ont amenés à caractériser comme notre ‘identité’. Et en même temps, nous souhaitons que nos livrent reflètent quelque chose de ‘nous’ qui soit durable et unique. Nous avons peur qu’elle nous limite, et elle nous semble souvent imposée de l’extérieur; mais en même temps nous voudrions qu’on puisse nous identifier par notre ‘patte’.


une manière d'être identifié rapidement

Le problème de l’identité de la création est le même que celui de l’identité tout court: nous oscillons entre peur de ne pas nous y reconnaître nous-mêmes, et désir d’être reconnu à travers elle. Nous voudrions que nos livres nous confirment qui nous sommes ‘vraiment’, mais nous avons le plus souvent l’impression qu’ils ne nous représentent que très imparfaitement.

Il faut se résigner à considérer notre ‘identité’ de créateur non pas comme l’expression pure d’un moi profond, qui est de toute façon un mythe, mais plutôt accepter - voire célébrer - le fait qu’elle est toujours une propriété négociée entre nous-mêmes et notre audience.

6 commentaires:

  1. Ha ha, je suis en train de me faire une cure de Pascal pour guérir de tout ça... C'est vrai que c'est douloureux, et à lier avec l'identité même d'auteur jeunesse (celui qui enfile ses couettes pour aller travailler et se nourrit essentiellement de fraises tagada). Du coup je vais faire ma copieuse et en causer aussi sur mon blog, si ça ne t'ennuie pas. Merci Clémentine de mettre tes mots sur nos petits maux ;-)

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  2. "Donc il y a un deuxième mouvement, qui peut être en réaction au premier, et qui est celui de l’auteur qui cherche à se reconstruire ou se réinventer une identité; ou alors, à constamment évoluer, à n’être pas reconnaissable d’une création à l’autre. On devient l’auteur ‘qui est toujours là où on ne l’attend pas’ (ce qui est, paradoxalement, aussi une sorte d’identité…). Ca peut être très bien, mais je ne pense pas que ce soit satisfaisant non plus."

    En fait, on n'y arrive pas. Et c'est très bien comme si. En se créant une autre identité, on joue à se duper, à faire comme si. On sait que c'est pour de faux in fine. Je me reconnais un peu dans ce trait que tu décris, mais je constate bien que même quand j'écris un roman de superhéros, je suis là et c'est un livre très proche de mes autres livres.
    "Parce qu’on aspire toujours secrètement à une sorte de continuité; on voudrait quand même être reconnu".
    Oui. On y aspire (mais on n'a pas le choix). Et oui pour "reconnu" je suis d'accord.
    "Ces mouvements erratiques d’un style à un autre et d’un genre à un autre, ce désir d’échapper aux ‘étiquettes’, de ne jamais ‘se ressembler’, peuvent devenir un moyen de fuir ou de trahir son identité."
    Là je suis très en désaccord avec toi (mais je réfléchis peut être trop par rapport à moi).

    Mais super article.

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    1. Merci Martin! hmm je pense que je ne dis pas vraiment qu'on y arrive forcément - plutôt qu'on voudrait parfois essayer de le faire. Je ne sais pas exactement ce que je pense quant au succès de la création d'une autre identité, en fait. Avec Gary/Ajar, on a l'exemple de quelque chose qui a 'marché'... mais sur lequel bien des gens se sont ensuite penchés pour voir les ressemblances - pour réidentifier a posteriori...

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  3. Mince je m'aperçois encore que je ne suis pas clair.
    J'aime défendre les parcours atypiques, Vian, Cocteau, Gary/Ajar, Woody Allen, et je constate qu'on reproche à ces artistes (j'ai un exemple en tête pour Allen) de déroger à ce qu'ils sont. Comme si la critique, les producteurs, le public, savaient qui était tel ou telle créateur/trice. Il y a une vraie coercitition dès lors qu'on s'écarte de l'image que nos producteurs/éditeurs etc ont de nous, ce qu'ils imaginent être notre identité (j'ai quitté des maisons d'édition pour cette raison, pour mon essai, mon éditeur de l'époque m'a dit "Ce livre ne vous ressemble pas"). Il y a une pression pour aller vers une identité/style visiblement et évidemment unifiée. Et tout ce qui semble être une fuite des étiquettes est dévalorisé (voir les réactions courroucées d'une part de la critique quand Allen fait Une autre femme ou Intérieurs). C'est pour ça que ce que tu dis "des mouvements erratiques d'un style à l'autre et d'un genre à l'autre (...) peuvent devenir un moyen de fuir ou de trahir son identité" me pose problème, enfin je veux dire : je ne suis pas d'accord avec toi. Je pense exactement le contraire : ces mouvements d'un genre à l'autre, d'un style à l'autre, d'un art à l'autre tiens aussi, c'est au contraire aller au plus proche de soi (et je trouve que les écrivains qui dédaignent ces mouvements erratiques (quel beau mot ! pour moi c'est un compliment) n'iront jamais vers qui ils sont, ce sont des statues).
    Enfin bon je ne suis peut être pas très clair. Je suis doué pour les malentendus.
    à dimanche prochain donc,
    Martin

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  4. Bonjour Clémentine,
    Pas encore le temps de lire Foucault dans le texte ... juste trouvé sur FB :
    "On est perdu dans sa vie, dans ce qu’on écrit, dans un film que l’on fait lorsque, précisément, on veut s’interroger sur la nature de l’identité de quelque chose. Alors là, c’est « loupé », car on entre dans les classifications. Le problème, c’est de créer justement quelque chose qui se passe entre les idées et auquel il faut faire en sorte qu’il soit impossible de donner un nom et c’est donc, à chaque instant, d’essayer de lui donner une coloration, une forme et une intensité qui ne dit jamais ce qu’elle est. C’est ça l’art de vivre ! L’art de vivre, c’est de tuer la psychologie, de créer avec soi–même et avec les autres des individualités, des êtres, des relations, des qualités qui soient innomées."

    Michel Foucault

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  5. Est-ce qu'une identité plaquée peut couper l'inspiration d'un auteur ? Est-ce que cela t'est déjà arrivé ? Je pense à des auteurs qui n'écrivent que dans le créneau "qui a marché la première fois". Je pense par exemple à Romain Puertolàs bien que j'aime beaucoup son univers. Est-ce qu'une fois qu'on a écrit un truc rigolo, c'est foutu plus personne ne vous prend au sérieux ? Et est-ce que c'est valable aussi pour un auteur jeunesse qui voudrait écrire de la littérature adulte (ou l'inverse) ?

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