dimanche 31 janvier 2016

Les passions de l'âme - La vulnérabilité à la critique

On continue  la petite série des 'passions de l'âme' de l'auteur/ illustrateur jeunesse commencée l'année dernière. NB: cet article a été écrit bien avant la tempête suscitée par la critique de Christophe Honoré. Je n'ai pas voulu ajouter de réflexions sur le sujet dans ce billet car c'était un genre de critique très atypique.

La vulnérabilité du créateur est légendaire. On ne compte plus les images kitschissimes qui circulent sur les réseaux sociaux associant fragilité et inspiration artistique. Je me concentre ici sur la question particulière de la vulnérabilité à la critique - c’est-à-dire, littéralement, la propension à être blessé par les commentaires que d'autres personnes font sur nos écrits (d’autres articles à venir pourront traiter d’autres aspects de la vulnérabilité.)

Georges-Alain la tortue, illustrant la nécessité d'avoir une bonne carapace.
L’expérience étrange que font, je pense, beaucoup de créateurs, c’est celle de l’impact plus puissant des critiques négatives par rapport aux critiques positives. Une seule critique négative, même perdue au milieu d’un flot de critiques positives, peut suffire à ruiner une journée; alors qu’une critique positive ne provoque souvent qu’un sentiment de chaleur très agréable mais temporaire. Notre perception de l’une est souvent radicalement différente de l’autre. L’une accentue notre vulnérabilité, alors que l’autre n’a pas vraiment l’effet inverse: elle ne nous rend pas, me semble-t-il, beaucoup plus imperméable ou plus résistant.

(note: ici comme ailleurs, je tire ces outrancières généralités surtout de ma propre expérience et de discussions avec des ami/es. Je suis consciente - et intéressée par le fait - que vous puissiez avoir des expériences diamétralement opposées; la rubrique commentaires est faite pour!)

On n’oublie jamais les critiques négatives, jusqu’à leurs tournures de phrases; a contrario, il est assez rare qu’on se souvienne dans le détail de ce que racontait chaque critique positive. Du coup, une critique négative, bien mieux remémorée qu’une critique positive, est forcément plus constructive - mais dans le sens contraignant du terme: elle nous guide, consciemment et inconsciemment, dans nos écritures futures. Si quelqu’un a déclaré qu’on abuse des métaphores, on y pensera les prochaines fois, et cette pensée deviendra réflexe plus tard. Au contraire, une critique positive est peut-être plutôt vécue comme une validation; elle rassure, mais laisse moins de traces; à moins d’être très spécifique et argumentée, elle n’influencera pas autant nos écrits à venir.

Encore plus bizarrement, on a tendance à réagir à toute critique positive comme si elle exprimait seulement la sensibilité particulière d’une personne, alors qu’on réagit à toute critique négative comme si elle exprimait une vérité universelle. Si quelqu’un a adoré notre livre, on le remercie, on dit qu’on est ravi que ce soit le cas: on prend cette critique comme une heureuse opinion, peut-être lié à une inclination pour ce genre de lectures. Par contre, si quelqu’un a détesté, il nous semble évident que cette détestation représente un jugement objectif et général: il nous est très difficile de le ramener à des ‘goûts et des couleurs’.

Pourquoi avons-nous ('nous', ou peut-être juste moi, vous me dites...) souvent la vague impression que toute critique positive est subjective, et toute critique négative objective? Peut-être cette réaction vient-elle de très loin - nos parents, notre famille, les premiers à nous encenser, étaient aussi de manière évidente nos commentateurs les moins objectifs; alors que nos professeurs, surtout dans l’éducation française, ont été les premiers à nous critiquer férocement, et nous avons intégré leur jugement comme parfaitement neutre. Nous avons donc pris l’habitude de ne considérer les commentaires positifs que comme le soulagement de constater que quelqu’un qui nous aime déjà continue à nous aimer; alors que les commentaires négatifs ont toujours émané d’autorités bien moins enclines à se laisser attendrir ou influencer.

une critique objective

La critique positive est étrangement ‘glissante’: on n’y trouve pas à s’accrocher, on la frôle, sans s’y identifier complètement. On admet sa présence, on peut aussi s’en féliciter - à grand renfort de statut Facebook, etc - mais on a du mal à se l’approprier. Elle nous semble être, d’une certaine manière, quelque chose qui ne se rapporte que lointainement à la vérité. Au contraire, la critique négative est parfaitement affûtée, elle se fiche directement dans une cible intérieure dont on soupçonnait depuis longtemps l’existence: elle exprime exactement ce que l’on savait confusément, elle articule les doutes et les angoisses que nous avions sans les situer; elle lève le voile sur une vérité que l’on se sentait coupable de cacher.

Notre degré de vulnérabilité à la critique, c’est, je pense, principalement le degré de décalage entre notre réaction aux commentaires positifs et aux commentaires négatifs. Une personne qui serait constamment émerveillée, touchée, renforcée par les critiques positives, et sur laquelle les critiques négatives glisseraient comme de l’eau sur les plumes d’un canard serait la personne la moins vulnérable au monde (et probablement la plus pathologiquement narcissique). Au contraire, celui qui est incapable de trouver un soulagement dans la critique positive, et reste constamment abattu par le souvenir lointain d’une critique négative, est intensément vulnérable.

Face à ce problème, la solution pragmatique est de rester dans l’ignorance: ne pas se googler, ne pas chercher de critiques, partir du principe que les chroniques sont faites pour les lecteurs et pas pour les créateurs. Si des gens attentionnés nous les envoient, tant mieux - on peut estimer qu’il y a eu filtrage - mais on ne prend pas le risque de les dégoter nous-mêmes. C'est ce que je fais - cela fait déjà deux ou trois ans que je ne me google plus jamais.


ta tête quand tu t'es googlé

La solution plus existentielle est de travailler sur soi-même pour comprendre pourquoi on est si poreux aux commentaires négatifs et si imperméable aux commentaires positifs; d’essayer de prendre de la distance, de ne pas immédiatement admettre que toute critique négative est forcément correcte, ni toute critique positive forcément biaisée. Il faut aussi se dire, en étant auteur/illustrateur jeunesse, qu’on fait aussi notre travail principalement pour que des gens y prennent plaisir: on ne force personne à se colleter à nos créations - on est littéralement, uniquement, au service de leur bonheur.

Mais même après tout ce travail - et l’inévitable accoutumance qu’on développe à la fois à la critique positive et à la critique négative - je pense que très peu de gens arrivent vraiment à gérer la critique négative sans en être le moins du monde ébranlés. Et je suis certaine que je ne voudrais pas être de ceux-là.

4 commentaires:

  1. C'est tellement vrai et juste que c'en est étourdissant... j'allais écrire assourdissant... ;)

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  2. Est-ce que le couple invoqué, positif/négatif, est réellement pertinent ? J'aurais tendance à croire qu'il y a des critiques destructives qui font mal et des critiques constructives, qui peuvent faire encore plus mal, parce qu'elles se fichent "directement dans une cible intérieure", celle que l'auteur connaît parfaitement, a déjà entrevue peut-être en écrivant, en se relisant, une faiblesse du texte à laquelle il n'a pas su ou voulu remédier par manque de temps/paresse/entêtement/coquetterie/"confiance" en son lecteur, etc.(rayer la ou les mentions inutiles). Toutes ces faiblesses qui font mettre en chantier le livre suivant. Quant à la bonne tenue d'un texte, on sait depuis Barthes qu'elle n'est pas forcément le gage du plaisir : "L'endroit le plus érotique d'un corps n'est-il pas là où le vêtement bâille ?" (Le plaisir du texte, p.19). Ce qui n'est nullement un plaidoyer pour le débraillé, of course.

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  3. vrai sur tout la ligne, je me retrouve dans ce que tu écris ...

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  4. Bel article, très juste... Merci.

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