lundi 28 novembre 2016

Inséparables

Je viens de rendre à Rageot le premier jet de ma traduction de One, de Sarah Crossan, qui sortira en 2017. Hé oui, l'année prochaine, je fais donc mon tout premier pas comme traductrice.


One, c'est le roman ado de l'année en Grande-Bretagne; il a gagné le Carnegie - le prix de littérature jeunesse le plus important de ce côté-ci de la Manche - et d'innombrables autres prix. C'est un livre qui est à la fois littérairement exigeant et profondément émouvant - le genre de succès à la fois d'estime et commercial que très peu de livres rencontrent.

Le pitch est pourtant absurdement casse-gueule: c'est l'histoire de deux soeurs siamoises, racontée par l'une des deux, Grace. Je n'en dirai pas plus pour le moment: c'est déjà suffisamment accrocheur...

Sarah Crossan est une auteure que j'admire beaucoup, et qui a eu une importance particulière pour moi car c'est avec son superbe The Weight of Water que j'avais découvert la forme du roman en vers pour adolescent/es.


Pour l'instant, aucun des romans en vers de Sarah n'avait été traduit en français - tout comme les nombreux autres romans en vers britanniques ou américains - pour des raisons évidentes: traduire des romans en vers, ça a l'air bien galère. Mais ayant vu que je venais de publier un roman en vers, Murielle Coueslan, mon éditrice chez Rageot (qui publie l'année prochaine en français ma série des Sesame Seade), m'a contactée pour me demander si je connaissais le travail de Sarah. Elle venait de lire One, et elle envisageait de l'acquérir.

Je lui ai immédiatement répondu: 'Bien sûr que je connais! et oui, il faut absolument l'acquérir! et est-ce que je peux le traduire???'. Je ne suis pas généralement du genre à m'imposer comme ça, donc je me suis fortement auto-étonnée. Et Murielle m'a répondu presque illico pour me dire oui.


Sarah et moi, à Sheffield il y a quelques semaines
Le processus de traduction de One a été, au départ, plus que flippant. Déjà, ce n'était pas seulement la première fois que je traduisais un roman en vers - c'était la première fois que je traduisais un roman tout court (à part ma propre traduction des Petites reines vers l'anglais). N'étant pas traductrice professionnelle, et sachant que mon expérience d'écriture en anglais et en français n'était pas suffisante, j'ai fait mon universitaire de service: j'ai lu le plus de choses que je pouvais sur le sujet, j'ai étudié diverses théories de la traduction, j'en ai parlé à mes amis traducteurs.


Sauf qu'évidemment, la théorie, ça va un moment, mais évidemment il existe des tas de théories différentes pour la traduction de la poésie, des romans, de la littérature jeunesse, etc. Pas de réponse universelle, et rien ne vaut la pratique; j'ai énormément appris de mes lectures, mais encore plus au cours du texte, en me confrontant directement aux questions et aux problèmes que ce roman-là en particulier me posait.

En voici quelques-uns qui, il me semble, valent la peine d'être commentés.


One a pour caractéristique assez intéressante d'être un roman en vers avec très peu de rimes, et toutes utilisées de manière très stratégique. Au début, j'étais très ferme: il fallait préserver cette absence de rimes, que j'interprétais comme une intention importante du texte.

j'en profite pour mettre des couvs
d'autres romans en vers
Le problème, c'est qu'en français, c'était beaucoup plus difficile. Le français a beaucoup de catégories de mots qui se terminent de manière identique, en particulier les adjectifs, les participes présents et passés, les infinitifs, etc. Donc plus j'avançais, plus il s'avérait difficile de ne pas faire rimer le texte par endroits.

Non seulement c'était difficile, mais ce n'était pas naturel. Et j'ai finalement décidé que ce n'était pas nécessaire. Peu à peu, je me suis faite à l'idée que la rime pouvait être autre chose, dans ce travail de traduction, qu'une concession, une fioriture, un ajout indésirable à des fins de vers intentionnellement laissés en liberté. J'ai découvert que si j'acceptais que des rimes émergent naturellement, je rendais de manière beaucoup plus fidèle la fluidité originale du texte de Sarah.


Ces nouvelles rimes m'ont aussi servi à compenser un autre effet du texte difficile à rendre: la dimension fortement allitérative de la langue d'origine. Les mots anglais courants, non tirés du latin, qui sont ceux que Sarah tend à utiliser, sont généralement courts, sonores, voire onomatopéiques. Ils sont parfaits pour les vers extrêmement courts - parfois un seul mot, parfois une seule lettre - orchestrés par Sarah.

Sauf qu'en français, ça ne fonctionne pas pareil. Beaucoup de nos mots, même courants, sont longs, surchargés de préfixes et de suffixes, et semblent gauches ou lourdauds dans des vers courts. On peut bien sûr trouver des alternatives plus mélodieuses, mais ce n'est pas toujours désirable: Grace et Tippi, les héroïnes du livre, ont un langage extrêmement naturel, simple, spontané, et il aurait été étrange de leur faire utiliser des synonymes plus légers mais trop recherchés.



L'ajout de rimes par-ci par-là m'a servi, par endroits, à déplacer la musicalité du texte, pour ainsi dire, de l'intérieur des vers à leur extrémité.


Autre difficulté: rendre l'esthétique très minimaliste de l'écriture de Sarah. Ses 'chapitres' sont parfois presque des haïkus: elle utilise des vers extrêmement courts, extrêmement évocateurs. C'est en grande partie la grammaire anglaise qui rend possible ce style très dépouillé. En anglais, de nombreux mots de liaison sont optionnels, et la machinerie syntaxique est minimale. On peut facilement faire subir des régime express à une ligne de texte simplement en supprimant des articles et des conjonctions de subordination.


Ce n'est pas le cas en français, où on a besoin d'une artillerie de guerre pour enchaîner deux propositions, et où chaque mot requiert son article ou son déterminant. C'est pourquoi les textes anglais traduits en français prennent naturellement du poids - ce qui n'est pas un problème pour un roman 'normal', mais devient très embêtant pour un roman en vers. Je ne pouvais pas transformer les minces vers de Sarah en longs paragraphes.

De plus, en anglais, les mots de liaison utilisés par Sarah, parfois sur un seul vers, sont généralement légers, délicats: ses 'that', 'who', 'since', 'why', etc., parsèment discrètement son texte. Mais pas leurs équivalents français, 'qui', 'que', 'jusque', 'pourquoi', etc., beaucoup plus durs à l'oreille, et qui, en proportion, auraient ajouté un vacarme effroyable.


Pour y remédier, j'ai joué sur les phrases sans verbes, rares en français, mais joliment oniriques; par endroits, elles rendent les pensées de Grace, la narratrice, de manière beaucoup plus fluide que n'aurait pu le faire l'épaisse grammaire française nécessaire à une traduction plus littérale. J'ai aussi - rarement, mais stratégiquement - réajusté certains enjambements pour éviter de terminer certains vers sur ces mots-briques plus lourds en français qu'en anglais.

Bien sûr, je suis un minimum terrifiée, étant donné que c'est la première fois et que je ne suis pas une pro. J'ai dû gérer mon syndrome de l'imposteur: j'ai fait avec One le travail de quelqu'un d'autre, et j'en suis consciente. Mais j'ai fait de mon mieux, j'ai beaucoup appris, je me suis beaucoup reprise, corrigée et recorrigée. Et le travail éditorial n'a même pas encore commencé. Le manuscrit est désormais entre les mains de mes éditrices chez Rageot, et je suis prête à remettre, cent fois sur le métier, cet ouvrage.

A la suite de quoi, Inséparables sortira en 2017, à ma grande joie.

21 commentaires:

  1. J'ai hâte ! Beau travail... passionnant.

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    1. merci Tom! ayant lu The Weight of Water, j'espere que tu liras One dans les deux langues:)

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    2. C'est vrai que ça a l'air génial 😍 !

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    3. Clémentine, promis j'essaierai de lire One en français également ;)

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  2. Tu es une fille décidément époustouflante, Clémentine !

    Quelles autres incroyables prouesses nous réserves-tu ? :-)

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    1. ;) hé bien par exemple, un jour, traduire Sardine en anglais...?

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  3. Très chouette billet... qui donne forcément envie de lire le livre ! Vivement 2017 :)

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  4. Suuuper intéressant ! Évidemment, on a envie que chacune de ces réflexions s'accompagne d'exemples tirés du texte (VO-VF), et tu déclenches une frustration stratégique terrible, pour nous forcer à acheter le bouquin dans les deux versions — ne crois pas qu'on ne t'a pas vue.
    :D

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    1. j'y ai pensé, mais ce serait trop étrange sorti de son contexte, je pense. C'est marrant ces romans en vers, ca fait bizarre d'en extraire des bouts. Surtout que celui de Sarah est hyper haikuesque!

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  5. Super article, et intéressante, cette approche rigoureuse. Je pense que si les textes prennent du poids ce n'est pas uniquement à cause des spécificités du français plus "lourd" que l'anglais, mais aussi simplement parce qu'on exprime des idées qui se coulent parfaitement dans la langue A dans une langue B qui n'aurait peut-être même pas pensé à faire naître ces idées-là. En gros parce que la traductrice est forcée d'habiller une langue avec des vêtements qui ne lui vont pas forcément, alors que l'auteure a la liberté d'écrire ce qu'elle veut. Hâte de lire cette traduction ! :-)

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    1. c'est vrai aussi sans doute! Cela dit mes petites reines ont 'maigri' en traduction anglaise. C'est marrant cette métaphore du vetement qui habille les mots parce que j'ai souvent la meme en tete...

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    2. Je parlais plus de la lourdeur des phrases que de leur longueur je pense.
      Statistiquement d'après ce que j'ai lu le "taux de foisonnement", comme on dit, est de genre +20% de l'anglais au français et de -15% (et non pas -20%) du français à l'anglais. Les 5% de différence sont sans doute dus à cette histoire de vêtements :)

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    3. aaaah dans ce cas-la, oui, je suis totalement d'accord! Oui exactement, j'ai entendu ces statistiques-la en effet pour ce fameux foisonnement. Reste a savoir si le taux d'inflation va changer apres le Brexit...

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  6. Bon... Trop de bonnes nouvelles d'un coup ! D'abord, One va être traduit en français ! Peut-être que les autres livres de Sarah Crossan aussi, bientôt... (Fan inside ! Apple en Rain et compagnie <3). En plus, c'est par toi... Cherry on the Forêt-Noire ! Et en plus de plus, j'apprends que Sesame sort en français bientôt... Ahahah, je kiffe d'avance de la faire découvrir (in french) à Héloïse !!! Et tu as traduit les Petites Reines en anglais... J'avais zappé l'info... Bref que du bonheur, you made my day :)
    Sinon, pour le travail de traduction, j'imagine la complexité, d'autant plus pour cette auteure... C'est vrai qu'une fois qu'on découvre le plaisir de lire en anglais, on savoure la souplesse de cette langue, son dynamisme extrême, notamment dans les dialogues. J'adore les piques, les répliques courtes, comme des coups de fouet, qu'elle permet. J'ai vraiment hâte de voir ton travail, qui a dû être titanesque ! Bravo pour cette nouvelle corde à ton arc... à ce ryhtme-là, ça va devenir une harpe :)

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    1. Ah je suis ravie qu'apple and Rain t'ait plu aussi car j'adore ce livre mais il est passé plus inaperçu. Et tant mieux si ce sont de bonnes nouvelles :) merci beaucoup!

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  7. quelle fille époustouflante tu es
    bravo à toi pour ça, pour tout


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  8. Bonjour, et bien moi je viens de vous découvrir en regardant la Grande Librairie et j'ai hâte de lire les petites reines et songe à la douceur. Non, je ne vous ai pas trouvée figée mais brillante. Votre élocution est un régal que je m'apprête, j'espère à retrouver dans vos romans. Bravo et bonne plume
    Stéphanie

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  9. Bonjour,
    J'ai eu la chance de pouvoir lire Inséparable en avant première, et j'ai adoré ! Ce roman et son ton juste et frais m'ont vraiment touché. Merci beaucoup de l'avoir traduis !
    J'ai également dévoré Songe à la douceur et encore merci pour ce magnifique roman en vers - style que je ne connaissais pas et que j'ai adopté !
    Bravo.

    Nora,13 ans

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    1. Merci beaucoup Nora, c'est un vrai plaisir de recevoir un tel retour !! Ravie de t'avoir convertie au roman en vers

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