lundi 1 mai 2017

La littérature jeunesse et la province

Je reviens de Manchester où j'ai donné un papier la semaine dernière, lors d'un symposium, sur les espaces européens dans la littérature jeunesse disponible en Grande-Bretagne. Je m'intéressais particulièrement aux espaces européens provinciaux, grands absents des rayonnages de LJ de ce côté-ci de la Manche. En Grande-Brexonie, quand un livre pour enfants ou ados se passe en Europe, c'est généralement: dans le gai Paris; à Berlin et Amsterdam où c'est toujours et encore la Seconde Guerre Mondiale; à Rome et Athènes où c'est toujours et encore Avant Jésus Christ; ou à la rigueur dans quelques cités capitales-honorifiques: Venise nid d'espions, Barcelone où madre mia, qué calor, etc.

ça ne veut pas dire que ce ne sont pas des bons livres, attention
 (Bref, pour résumer mon papier: quand tu es un petit Grand-Brexon, tu peux te brosser pour trouver un bouquin qui se passe dans les Pouilles.)

Dans ce papier je parlais entre autres des représentations de la province française en littérature jeunesse contemporaine, qui me semblent en ce moment nombreuses et sophistiquées. 

Par province, je veux dire simplement tout ce qui n'est pas capitale, c'est-à-dire pas Paris - pas seulement les espaces ruraux - et ce n'est bien sûr pas péjoratif (ça devrait aller sans dire, mais je le précise...).

C'est un sujet qui m'intéresse entre autres parce que personnellement, j'ai principalement écrit des romans très centrés sur Paris - et puis Les petites reines, beaucoup plus provincial; avant de revenir à Paris avec Songe à la douceur.


enfin, la version anglaise a quand même une tour Eiffel sur la couv...

Je me suis peu à peu aperçue, au fil des mois, après publication, à quel point le thème province-Paris était central (il me semble) dans Les petites reines, et aussi dans mon parcours d'auteure et dans ma vie personnelle. J'ai vécu mon enfance et mon adolescence à Paris, mais depuis onze ans je vis dans des cités provinciales de Grande-Bretagne: Cambridge d'abord, et maintenant York, encore plus loin de Londres, et chargée d'une identité tout à fait différente.

ma tite ville tout inondée

Je me considère maintenant comme une semi-touriste quand je vais à Paris, un endroit que je 'n'habite' plus, ni symboliquement ni littéralement. Quant à Londres, je n'ai jamais aimé cette ville et je suis constamment agacée qu'on me demande sans arrêt 'Tu es à Londres?' ou 'Tu retournes quand à Londres?' quand il est clair que la personne dit 'Londres' par métonymie pour 'Grande-Bretagne'.

ma réaction quand on me dit 'Oooh t'habites en Angleterre!! La chance! dans quel quartier de Londres?'
Bref, je suis depuis une bonne décennie une provinciale. Et donc, depuis l'écriture et la réception des Petites reines, je me suis beaucoup interrogée sur mon 'parisianisme' réflexe quand j'imagine des histoires françaises, et sur les possibilités offertes par des histoires situées en province.

La littérature ado réaliste contemporaine, notamment, se déroule désormais souvent dans des espaces provinciaux qui ne servent pas seulement de joli décor, mais ont des fonctions narratives multiples et passionnantes.

Petit aperçu de lectures plus ou moins récentes, en tous cas de livres des dix dernières années, dans lesquelles l'espace provincial, qu'il soit mis en tension avec Paris ou non, est travaillé fort finement il me semble.

il y a des auteurs et une certaine collection qui se répète, je sais, c'est mon choix Evelyne Thomas.

Je vais parler un peu de trois de ces exemples. Ouais c'est long, mais ça fait longtemps que j'ai pas écrit sur ce blog, et d'ailleurs qui t'oblige à tout lire?



Envole-moi est le dernier bébé d'Annelise Heurtier, dont chacun sait que j'admire beaucoup le travail si élégant et si gracieux - et celui-ci est l'un de mes tout-tout-préférés. L'intrigue (je simplifie): le jeune Swann, beau gosse à réputation de beau gosse, tombe amoureux non pas d'une cocotte mais de la très charmante Joanna, qui se trouve être paraplégique depuis un accident d'enfance. Or, notre Joanna est passionnée de danse. Swann décide alors d'offrir à Joanna des cours de danse spécialement adaptés aux personnes en fauteuil roulant.

L'histoire est particulièrement fascinante parce qu'à première vue, il n'y a pas d'antagoniste. On pourrait s'attendre à ce qu'amis, famille et autres personnages malveillants s'acharnent sur les amoureux en leur répétant que leur amour est total impossible et qu'on ne danse pas en fauteuil. Mais pas vraiment. Il y a quelques remarques, mais dans l'ensemble les gens réagissent normalement, c'est-à-dire sans pousser de hauts cris.

Et donc on s'aperçoit que l'antagoniste, ce n'est pas une personne, c'est l'espace, qui se met en travers de leur chemin de diverses manières. Pour Joanna, de nombreux espaces sont, évidemment, compliqués à négocier: le roman rend très bien compte de ces impossibilités quotidiennes, de l'étroitesse d'un couloir à l'exaspérante omniprésence de marches et de cailloux, qui empêchent Joanna de s'inscrire librement dans les espaces qu'elle parcourt.

Mais c'est aussi plus spécifiquement l'espace provincial qui présente un obstacle non pas seulement physique, mais aussi existentiel pour Joanna et Swann. Car ils habitent en plein coeur du Beaujolais, et en plein coeur du Beaujolais, les cours de danse handicap-compatibles ne courent pas les rues. Enfin, les vignes. 

et moi mes grands-parents ont une maison dans le Beaujolais alors j'M
A travers des dizaines de pages à la fois très belles et éminemment frustrantes, Swann, lui aussi monté sur roues (de vélo) va déambuler de village en village et de petite ville en petite ville, toquer à toutes les portes, téléphoner à tous les clubs de danse, pour tenter de trouver quelqu'un qui pourrait enfin permettre à Joanna de danser.

Alors l'espace provincial, ces grands morceaux de campagne et ces archipels de village, devient pour Swann et pour le lecteur absolument central dans la narration: à la fois dans l'immensité de ses distances et dans la petitesse de ses possibilités, c'est lui, 'le méchant'.

Mais en même temps... c'est aussi lui le gentil. Car cet espace provincial est ce qui garantit à Joanna et Swann un équilibre émotionnel, un soutien psychologique, une identité, un habitat. Loin d'être juste un décor, il est décrit précisément, dans sa beauté et ses particularités, et il est peuplé de personnages nombreux, profonds, multiples, et extrêmement attachants, dans tous les sens du terme: ce sont eux qui vont aider, par petites touches, à attacher les rêves de Joanna et de Swann à la réalité.

Je ne vais pas spoiler la fin, mais la présence d'une Grande Ville dans l'intrigue, avec tout ce qu'elle comporte de possibilités, mais aussi de risques, ajoute à la complexité du portrait psychologique des deux personnages et à la subtilité de cette description de l'espace provincial.

Ici je trouve qu'on a une histoire qui place en miroir, de manière profondément juste, les ambiguïtés et les difficultés de l'amour adolescent et celles de toute relation à l'espace, dans ce qu'il a à la fois de libérateur et de restrictif - particulièrement, ici, l'espace provincial rural dans ce pays très centralisé qu'est la France.

Le second exemple que j'ai pris dans mon papier, c'est celui de trois livres dont on va dire pour simplifier qu'ils 'parlent des attentats': Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot, Sauveur et Fils Saison 3, de Marie-Aude Murail, et A la place du coeur, d'Arnaud Cathrine.

Ces trois livres parlent beaucoup plus de Paris, et des tensions entre l'espace parisien et l'espace de la ville moyenne provinciale. Il me semble que dans ces récits, la province fonctionne de manière très intéressante comme un espace dans lequel le drame 'parisien' va se trouver décentralisé, 'digéré', absorbé, et enfin transformé en récit à la fois national et personnel.



On a d'abord Samedi 14 novembre, où le héros, d'abord désigné comme B., vient de perdre son frère tué par un terroriste à la terrasse d'un café le vendredi 13 novembre 2015. Reconnaissant l'un des terroristes au petit matin du samedi, B. le suit dans divers trains jusqu'à se retrouver dans une ville côtière du Pas-de-Calais (Berck, il me semble) où il prend en otage, dans un huis clos qui dure presque tout le roman, le terroriste et sa soeur. A la fin, puis à la toute fin (no spoiler promis), on a des scènes de plage importantes.

Pour moi, Samedi 14 novembre a la structure, sinon narrative, du moins symbolique, de Max et les Maximonstres. La comparaison peut sembler étrange, mais dans les deux cas on a un protagoniste qui, déguisé en loup, poursuivant sa colère et sa frustration, arrive dans un espace étranger où il devient roi des monstres, maîtrisant ses angoisses et son désir de violence, puis retourne d'où il est venu, 'où son dîner est encore chaud'.

presque pareil

 La résolution, évidemment, n'est pas si aisée dans Samedi 14 novembre, mais le personnage, s'échappant de la capitale en grande pagaille, va se défaire de son costume de loup - de sa violence, de sa férocité - dans un espace provincial où il n'y a pas de pires monstres que ceux qu'il a emmenés avec lui. Dans cette petite ville, dans cette petite chambre, dans ces espaces confinés, B. (re)trouve un prénom, et un début de raison.

Comme Max, qui arrive et repart par la mer, le protagoniste se plonge dans le spectacle de la mer, pour s'absorber dans la contemplation à la fois du présent, de l'avenir et du passé (je travaille dur pour ne pas spoiler là), et c'est cette mer, pas hyper sexy - on n'est pas sur la côte d'Azur - mais fiévreuse et grise comme lui, qui va porter ses espoirs et ceux du lecteur à la fin.

La distance entre le lieu (provincial) de l'intrigue et la capitale est aussi extrêmement importante dans A la place du coeur et dans Sauveur et Fils, où les personnages 'vivent' les attentats depuis des villes de province, principalement par l'entremise des médias, mais aussi par des relations plus ou moins lointaines, par une peur rétrospective pour certains (pas spoiler, pas spoiler), et plus généralement par l'impression 'd'y être sans y être'.


Dans A la place du coeur saison 1, les 'événements' de Paris sont vécus par procuration, pourrait-on dire: par la grâce (ou le malheur) des sentiments d'empathie et d'identification qui s'emparent des personnages. Il va alors se rejouer dans leur ville de province une version dérivée, pourrait-on dire, de ce qui est en train de se passer à Paris (pas spoiler...).

Paris est le point de chute final de la saison 1 d'A la place du coeur, et l'un des lieux principaux de la saison 2. Mais avant cela, le choix du lieu de la ville de province a instauré dès le début un écart géographique et narratif entre 'lieu des attentats' et 'lieu du récit'. A travers cette distance, 'les événements de la capitale' sont depuis le début décentralisés: ils concernent tout le monde et chacun, ils appartiennent à l'imaginaire de ceux qui ne les ont pas vécus, et qui en deviennent eux aussi les victimes, eux aussi les héros, eux aussi les possesseurs et les passeurs.
  
A la place du coeur et Sauveur et Fils fonctionnent de manière assez similaire: en plaçant leurs personnages et leurs histoires hors de l'épicentre géographique des attentats, ils montrent de manière particulièrement subtile les processus complexes par lesquels le drame 'parisien', vu dans les écrans, discuté à l'école, digéré, expurgé, remâché, tu, vocalisé, etc., va devenir une histoire nationale. Et cette histoire, partagée par tous, va à son tour se connecter à des myriades de tragédies, ainsi que de joies, individuelles.

Je m'arrête là mais il y aurait beaucoup d'autres choses à dire (et de l'analyse de texte en plus, que je ne vous impose pas). Je serais curieuse de savoir si parmi les écrivain/es qui me lisent, la question non seulement du lieu, mais de son statut 'provincial' ou 'capital' (que ce soit en France ou ailleurs, d'ailleurs), vous préoccupent à l'écriture. Quant à vous, lecteurs, lectrices, est-ce que c'est important à la lecture?


8 commentaires:

  1. Pendant cette campagne (présidentielle), plus que l'opposition Paris/province, c'est celle de la France des grandes métropoles versus la France dite "périphérique" (cf. le livre du géographe Christophe Guilluy) qui s'est imposée, les "deux France", "fracturées", qu'on veut "réconcilier", etc. Dans la littérature de jeunesse, on s'aperçoit que les choses sont généralement moins binaires. Il y a la banlieue (je viens de lire l'excellent Smadja, Le cœur est un muscle fragile), il y a le Paris intra-muros (de Comme des images, de La pouilleuse), la ville moyenne de province (Sauveur & fils se déroule à Orléans, dont Paris est finalement une proche banlieue...) et la campagne, où se retrouvent immergés par exemple les deux banlieusards des Belles vies, de Minville. C'est le choix de l'auteur de faire communiquer ou non ces espaces, de "dépayser" ses personnages (comme on dépayse un procès) - peut-être de se dépayser lui-même ? Dans Sauveur & fils, quand Samuel part à Paris pour assister au concert de son père qu'il n'a jamais vu, c'est une double aventure, une double exploration : prendre le train, se repérer dans Paris, etc. mais aussi rencontrer un inconnu dont il veut se faire reconnaître. C'est d'ailleurs un peu la démarche de Mireille dans Les Petites Reines, partant à la (re)conquête de son père, jusqu'au lieu de pouvoir parisien par excellence qu'est l'Élysée... Là, l'axe province-Paris est clairement dessiné et Mireille-Beauvais la joue un peu Rastignac, "montant" à la capitale. Dans l'autre sens, Villeminot éloigne ses protagonistes de Paris ville martyre comme pour les "refroidir", leur faire reprendre de la distance par rapport à la situation et à leurs actes afin de leur permettre de les réévaluer : le crime terroriste, le deuil, le désir de vengeance de Benjamin, et de leur redonner un autre horizon (l'intrigue amoureuse qu'invente Villeminot en quelques pages me semble alors impossible, invraisemblable, mais c'est une autre histoire...). Paris, banlieues, provinces, campagne ne sont que des décors. L'écueil à éviter est de les camper en quelques stéréotypes. La solution est d'en faire de vrais "milieux" (de vie), des quasi-acteurs qui donnent la réplique aux personnages. La campagne de Minville joue assez bien ce rôle avec Djib et Vasco.
    Heu, c'était quoi la question ?

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    1. Je sais pas quelle était la question, mais ça m'a l'air d'être la bonne réponse !!!

      Merci ;)

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  2. Carteron marine2 mai 2017 à 07:14

    Je me retrouve parfaitement dans ton papier... même si je n'en prends conscience qu'en le lisant.
    Donc, oui, la province est importante pour moi. Dans les Autodafeurs Gus et sa famille vivent à Paris mais partent en province (campagne Rhône-Alpes) pour apaiser le choc de la mort de leur père... et n'y reviennent pas par la suite. Les autres lieux évitent aussi les capitales.
    Dans Génération K je zappe carrément les capitales pour leur préférer de grandes villes de province (Lyon au lieu de Paris dans le tome 3, Naples au lieu de Rome alors que je connais mieux Rome que Naples... mon côté maso sans doute). Mais surtout la montagne, la forêt, les autoroutes, tous ces lieux "entre" les villes mais qui leur permettent d'exister.
    Et sinon, t'habites quel quartier de Londres ? :-)

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    1. J'avais en effet les Autodafeurs dans ma liste!! et oui Génération K, ultracosmopolite. J'aime bien ce que tu dis sur les lieux de transit - il faudrait analyser ces chemins et ces autoroutes qui relient entre elles histoires et villes...

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  3. Moi j'aime bien reconnaître les lieux où se passent le livre... C'est pas essentiel mais c'est mon petit côté fanboy genre "han la ligne 14 je la prends souvent je vois très bien où sont Tatiana et Eugène". Mais ça peut très bien être en "province".
    Merci pour l'analyse très intéressante !

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    1. c'est marrant parce que j'ai vu a quel point la fameuse ligne 14 est présente dans les dessins des éleves qui étudient Songe a la douceur! (y compris les provinciaux)

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  4. Coucou ma tite Clem,

    Encore un article super intéressant, qui parle bien, tu t'en doutes à la parisienne exilée en province que je suis depuis bientôt sept ans!A quand un petit roman sur la vie lavalloise? (mais peut-il sortir quelque chose de bon de Laval, that is the question ;-)
    Voici bientôt un an que nous nous sommes rencontrées ....souvenirs, souvenirs!
    Je pense souvent à toi en ce moment, d'autant que je prépare la venue de Marie Chartres dans ma classe. ça promet d'être sympa, mais plus difficile que l'an dernier.
    Je n'ai plus what's app en ce moment, mais à l'occasion cela me ferait plaisir d'avoir de tes news par mail par ex.
    Biz biz
    mm de mayenne ;-)

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    1. Faudrait que je revienne m'y installer en résidence alors...!

      Bon courage pour cette année alors et je suis sure que tout va bien se passer!

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