Ecrire, c'est un peu faire l'équilibriste qui jongle sur un fil avec le temps du récit, l'endroit du récit, la psychologie des personnages, le thème de l'histoire, bien entendu son déroulement, et le langage employé pour décrire tout ça. Et quand il y en a un qui ne se raccroche pas bien aux autres, dans le meilleur des cas personne ne le remarque, dans le pire des cas tout l'ensemble s'effondre. Vous l'avez deviné, c'est de la redoutée Incohérence avec ses grandes dents pointues dont ce billet va parler! Si t'es cap et que t'as pas peur, continue à lire.
Dans La plume de Marie, mon roman illustré par Anaïs Bernabé que Talents Hauts publie en septembre, il y avait une incohérence encore plus énorme que ta tête, au point que c'est difficile à croire que personne ne l'avait repérée avant. L'histoire se passe en 1650, et l'héroïne, Marie, est née le même jour que Louis XIV. Ils ont tous les deux 11-12 ans. Je précise que je suis abyssalement nulle en histoire, mais pour échafauder une intrigue crédible j'avais fait des recherches étendues en librairie (enfin, sur Wikipédia) et j'avais assuré mes arrières en faisant en sorte d'écrire non pas un roman historique, mais un roman qui-se-passe-au-dix-septième. J'avais fait bien attention aux détails - boiraient-ils du chocolat chaud? Auraient-ils tel ou tel servant? Quelles fringues porteraient-ils? - et je pensais que c'était plutôt crédible.
Manuscrit soumis à Laurence et Mélanie de chez Talents Hauts que je salue au passage; à mon père, passionné d'histoire; et à ma mère. Premiers retours: aucun énorme problème à première vue. Deuxième retour, après lecture par Justine, stagiaire chez Talents Hauts:
Alors il y a juste un petit problème, c'est qu'en 1650, vu que Louis XIV n'avait même pas encore éclos son premier bouton d'acné, Versailles n'existait pas, jusqu'à preuve du contraire.
Ah quand même. Je vous rassure tout de suite, l'intrigue ne se passe pas du tout à Versailles; le nom était simplement mentionné deux ou trois fois, donc très aisément corrigé. Mais pour laisser passer un truc aussi énorme avec cinq personnes aux commandes! Mon père a failli s'arracher les yeux tel Oedipe avec une pince à sucre. Terrorisée, j'ai ensuite fait relire le bouquin à ma copine Mathilde qui a fait son mémoire de master sur la Princesse de Clèves, et m'a donné de bons tuyaux. A priori (je croise les doigts) pas d'autres anachronismes complètement délirants (nous en avons laissé passer quelques uns sous prétexte de licence poétique).
Le pire, c'est que c'est hyper fréquent. Presque toutes les fois où j'ai édité ou relu des livres allant être publiés lors de mes quelques jobs en édition, j'y ai trouvé des petites incohérences, souvent amusantes. Il y a les pas-trop-graves: personnages qui se lèvent deux fois dans un dialogue, qui se retrouvent mystérieusement assis sur la plage alors qu'ils se promenaient dans un parc, qui téléphonent d'une cabine pour l'amour du geste alors qu'il est précisé plus tôt qu'ils ont un portable comme tout un chacun, enfants qui pour une raison non précisée ne vont pas à l'école pendant la journée, jeudis qui suivent des mardis. Il y a les mots-qu'il-faut-pas: serpents qui 'courent à la rencontre', personnages qui se tutoient ou se vouvoient selon l'humeur et le moment, lapins qui demandent l'attention de 'tous les hommes et les femmes du clapier...'. Il y a les mais-comment-ils-font?: taupe aveugle qui lit un écriteau, personnage sans mains qui touche du doigt (c'est de moi celle-là), sans compter le plus fréquent et le plus magique (cf Tobie Lolness!), personnages qui survivent dans un endroit clos pendant très longtemps, avec assez à manger mais aucune indication de l'existence de toilettes! (variante féminine, la fille en road trip de plusieurs mois qui n'a jamais ses règles, faudra qu'on m'explique.)
Ces incohérences sont facilement repérables, mais en réalité il est presque impossible de garantir qu'un livre n'aura aucune incohérence, et plus il est gros et compliqué, plus les Incohérences à dents pointues trouvent le moyen de s'y nicher. Twilight, Narnia, Hunger Games et compagnie sont bourrés d'incohérences plus ou moins graves. L'une des raisons pour lesquelles j'admire tellement Harry Potter, par contre - enfin, parmi 10 000 autres - c'est la stupéfiante solidité de la série. Il y a extrêmement peu d'incohérences, elles sont absolument minimales, et seuls les fans les plus hardcores ont pu les repérer (PlayStation pas encore disponible en Europe quand Dudley en a une, nuit de pleine lune de juin 1997 ne correspondant pas à celle du Prisonnier d'Azkaban... et la plus drôle peut-être, relevée par ma soeur: Voldemort 'complètement invisible même à lui-même' dans le septième livre, mais qui distingue quand même sa propre main quelques lignes plus tard.)
Le pire, c'est les livres illustrés, parce qu'il y a encore une autre variable à prendre en compte: l'image. Entre la fille 'blonde' qui se retrouve clairement brune, la fenêtre ensoleillée alors qu'il pleut dans le texte, et la famille végétarienne qui mange un poulet rôti, il y a de quoi faire!
Comme dans les films où il y a fréquemment des erreurs de montage, des vases étrangement déplacés entre deux répliques, et des marques de bronzage de bikini dans les péplums, les livres doivent être relus et rerelus mille fois pour éviter ce genre de petits soucis. Les relecteurs doivent être ultravigilants et relire à chaque fois avec un esprit complètement détaché, sans rien considérer comme évident. Evidemment, la terreur ultime, c'est de trouver au dernier moment THE énorme incohérence qui va demander soixante-douze heures de réécriture.
Bref, là je viens de finir un autre roman et ça fait trois fois que je le relis en cherchant l'incohérence. Evidemment, plus tu la cherches, plus elle se cache juste devant toi, telles les lunettes que t'as perdues comme un débile et qui sont en fait sur ton nez. Je vais donc laisser reposer la pâte avant de repartir en chasse. C'est loin d'être 100% efficace, mais c'est la seule méthode possible, jusqu'à ce que nos amis les scientifiques inventent une machine à trouver des incohérences (ils en sont bien capables, ces animaux-là).
Et vous alors, quelles incohérences avez-vous dénichées dans vos bouquins? et dans d'autres?
mardi 7 juin 2011
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Ohlala je te comprends !!! et quand on écrit un tome 2 alors la pression devient insupportable et l'angoisse omniprésente de se louper sur un truc de pas coller, d'être à côté. Entre les souvenirs et le présent, ce qu'on a écrit et ce qu'on doit écrire, ce qui s'est passé et ce qui va se passer... les incohérences te traquent !!
RépondreSupprimerah dis donc oui c'est vrai en plus, pour les séries! surtout, j'imagine, quand elles ne sont pas forcément 'prévues', comme Twilight - J.K. Rowling, elle, avait tout échafaudé pendant 5 ans! tu as des exemples, Anne? :)
RépondreSupprimerJe suis en train d'écrire le tome 2 de mon roman fantasy à paraître en septembre alors pour éviter de m’emmêler les pinceaux je me suis achetée un agenda où à chaque mots, personnages, décors etc... j'ai été piocher tout ce que j'avais écrit à leur sujet... Mais c'est pas imparable comme système... et effectivement c'était pas forcément prévu... tant que le premier n'avait pas trouvé preneur !!! d'où la difficulté de l'exercice ! Mais c'est quand j'aurai fini le premier jet et que je le relirai qu'elles vont me sauter à la figure... ou pas !
RépondreSupprimerExtra! C'est tellement ça!
RépondreSupprimer(et j'ai beaucoup aimé ton papa et sa pince à sucre :)))
Hehe et toi sardine ton hippo il a eu ses moments d'incoherence?
RépondreSupprimerTres interessant anne, merci pour tous ces details!
C'est marrant, je n'imaginais pas qu'en-dehors des romans historiques ou qui font appel à des personnages réels, le risque d'incohérence existait tant que cela...
RépondreSupprimerDans les romans, je ne les cherche pas, donc elles me sautent rarement aux yeux (sauf les incohérences narratives, du style "Jamais il n'aurait fait ça!!!") - sauf chez Stendhal... quelle feignasse celui-là-, mais dans les films je les vois tout le temps! :)
Orson Scott Card n'arrête pas d'en parler en préface de ses livres : il invente des univers complets, et fait des sagas qui peuvent s'étendre sur plus de sept livres, mais qui ne sont pas concus ainsi au depart : si le premier tome accroche, c'est que l'univers marche bien, donc il fait la suite... parfois des années plus tard.
SupprimerEn plus de l'oubli de certains détails, il y a des phrases que tu as lancées comme ca sans y réfléchir, puis qui viennent en contradiction avec la direction que tu veux faire prendre à ta suite. Soit tu es obligé de t'y plier, soit tu as une incohérence.
Par exemple à la fin du Tome 1 de Ender's game, il est précisé que Ender et Novinha, venant de se marier, ont très envie de faire des bébés (elle a déjà eu 6 enfants par ailleurs, lui aucun). Ca fait très "happy end".
Sauf que le volume 2 repose énormément sur le fait que 20 ans plus tard ils n'ont pas eu de gosse, et que ce n'est pas un accident ou une stérilité soudaine, mais une volonté de Novinha. La frustration d'Ender est un ressort très puissant... et une incohérence avec cette toute petite phrase à la fin du précédent volume...
Plus périlleux : il y a écrit 10 ans plus tard un roman qui vient s'insérer entre le 1 et 2, pour développer une partie intéressante qu'il avait expédié en dix lignes. Encore pire : il a réécrit toute Ender's Game... vu par un autre personnage, Bean.
En fait un roman d'invention totale (fantasy) est presque plus difficile à maintenir cohérent car on est obligé de décrire l'univers, ses règles, sa politique etc... et après il faut que tout tienne ensemble et on ne peut pas transgresser ces règles ! Or quand on écrit au fil de l'eau il est fréquent de se retrouver face à "mince, j'aurais bien besoin de ce personnage, mais je l'ai fait mourir/envoyé en voyage
- il y a trois chapitres" (je dois me recogner ces 3 chapitres)
- dans le dernier volume, qui est déjà publié" (et m....)
Mais j'avoue que Versailles c'est rigolo !
L'hippopo, je ne crois pas non. Faut dire qu'il est assez court.
RépondreSupprimerMais pour le 2ème volume de "Roulette Russe", on s'est fait quelques sueurs froides avec Séverine et Anne-Gaëlle : des personnages secondaires rebaptisés, un emprisonné que j'avais fait mourir (!), des évènements oubliés,... On a passé pas mal de temps à chercher et vérifier!
Et si ça se trouve, on en a oublié... aaaargggh!
Mathilde > si tu ne les remarques pas tant mieux, ça veut dire que l'éditorial fonctionne :)
RépondreSupprimerSardine > Oh là là tu m'étonnes! écrire à plusieurs ça doit être spécial pour ça...
Je me régale à te lire : impressions générales, comptes-rendus de lectures ou programme de colloques, je me marre sur tout. Merci :-)
RépondreSupprimerSinon, des incohérences, sans doutes... Mais je crois que je serais bien incapable de les remarquer ! Les miennes comme celles des autres d'ailleurs.
Pour Harry Potter, dont je suis fan aussi, il y a tout de même, je trouve, quelques failles dans l'intrigue. Il me semble qu'ils ont de temps en temps de super-pouvoirs-de-la-mort-qui-tue, genre les voilà maitres du temps, et Hermione s'en sert pour aller à deux fois plus de cours °_°
Et une question, une vraie question : on est sûr que tout était vraiment prévu dès le début ? On peut construire des intrigues très cohérentes en s'appuyant sur les tomes précédents. Les romans fleuves du 18e en sont la preuve.
Haha c'est vrai que le Retourneur de Temps c'est un peu tiré par les cheveux... mais pas une complete incohérence.
RépondreSupprimerYes Harry Potter elle a mis 5 ans a écrire tout le plan détaillé - je posterai des extraits de ses carnets, c'est impressionnant. Et je pense qu'on peut former des intrigues cohérentes sans les avoir prévues seulement si c'est plus linéaire que cyclique, si tu vois ce que je veux dire: HP est un tout cohérent sur 7 livres, ni plus ni moins, alors que sur les séries non prévues les intrigues seront plus localisées et dérivées des précédentes.