"Cômment?? De l'idéologie?? Mais les livres pour enfants ne sont pas idéologiques! Ce serait de la propagande, du sacrilège, du lavage de cerveau!"
La critique littéraire du vingtième siècle nous a montré qu'aucun texte ne peut être libre de contenu idéologique, c'est-à-dire de systèmes de valeurs, de croyances, de peurs, de désirs et de visions du monde intimement liés à des conceptions spécifiques de l'organisation sociale et du pouvoir politique. L'idéologie est inscrite dans le langage.
Et la littérature jeunesse ne fait pas exception à la règle.
Les livres pour enfants sont faits de mots et d'images, créés dans des contextes historiques, politiques, sociaux et culturels précis. Quand Robert Munsch et Michael Martchenko écrivent La princesse et le dragon, ils expriment des idées spécifiques au derniers tiers du vingtième siècle dans le monde occidental libéral, inspirées par la critique féministe et l'héritage des révoltes des années 60.
La littérature jeunesse activement idéologique
La princesse et le dragon est activement idéologique - c'est-à-dire que le livre dénonce activement les stéréotypes traditionnels de sexe associés à une organisation sociopolitique patriarcale. D'autres livres très différents sont également activement idéologiques - notre copine Alice Brière-Haquet avec sa Princesse qui n'aimait pas les princes, illustré par Lionel Larchevêque, en sait quelque chose.
On peut aussi citer L'île, d'Armin Greder, une fable politique qui dénonce la situation des immigrants, ou encore Zoo, d'Anthony Browne, qui attire l'attention sur notre traitement des animaux, Tous en grève! Tous en rêve!, d'Alain Serres et Pef, un récit rouge de Mai 63, ou encore, ou encore... il y en a beaucoup. Sans compter à peu près n'importe quel livre du catalogue de Rue du Monde, Talents Hauts, et d'autres éditeurs dits 'engagés'.
Ces livres pour enfants, d'une grande qualité, existent en partie dans le but d'instruire les lecteurs - enfants et adultes - quant aux problèmes du monde, et, parfois, proposent des solutions. Ce sont des livres politiques, car leur seule existence menace la distribution traditionnelle du pouvoir en exposant ses failles.
La littérature jeunesse passivement idéologique
Mais n'allez pas grognasser qu'il est hors de question que vos bouts de chou soient exposés à des livres pour enfants idéologiques. Parce qu'à ce moment-là vous avez intérêt à leur retirer tous leurs bouquins.
Le contenu idéologique le plus dangereux en littérature jeunesse, c'est celui qui est caché dans la vision du monde que l'auteur, l'illustrateur et/ou l'éditeur rend apparente dans tout livre jeunesse, et que l'enfant lecteur est conduit à accepter comme étant un fait incontestable.
Si les féministes ont depuis longtemps dénoncé les livres jeunesse qui présentent des mères serviables et silencieuses, ce n'est pas parce que ces livres promeuvent activement la domination masculine - c'est parce qu'ils la normalisent. Et c'est un problème beaucoup plus insidieux. Parce qu'il est inscrit, sans l'interroger, dans le langage - le langage qui construit et conditionne la pensée.
La littérature jeunesse passivement idéologique, c'est 90% de la production littéraire pour la jeunesse (NB je sors cette statistique de mon chapeau, comme d'hab). Et la plupart du temps, son idéologie est conservatrice - puisque l'idéologie conservatrice, logiquement, se conserve. La littérature jeunesse passivement idéologique tend à préserver et normaliser les valeurs et les croyances qui ont rendu sa propre existence possible.
La prochaine fois que vous ouvrez un livre pour enfants, demandez-vous quelle vision du monde, quelle conception du pouvoir, quels idéaux éducatifs il masque. C'est loin d'être évident, car les créateurs du livre l'ignorent souvent eux-mêmes; et qu'en plus, il est fréquent qu'ils aient plus ou moins les mêmes que vous. Mais l'idéologie est là. Elle ne peut pas ne pas être là.
Et si vraiment vous ne remarquez pas cette idéologie, cela veut dire que vous en êtes tellement imbibé/e que vous la tenez pour absolument réelle. Elle est la matière de votre identité, de votre pensée, de votre vision.
Pas de panique. On est tous faits comme ça.
Jumping on the banned wagon — Anne Rooney
Il y a 16 heures
Très beau post. Bravo.
RépondreSupprimerExcellent billet. Quand j'achète des livres pour ma nièce, ma filleule ou un autre enfant, je le lis avant pour cette raison. Cela devient toutefois plus difficile à mesure qu'elles avancent en âge, puisque les livres deviennent plus long. C'est alors qu'on se met à chercher des sources où trouver des critiques éclairées, formulées par des personnes qui sont conscientes des répercussions philosophiques et idéologiques.
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour ces commentaires!
RépondreSupprimerJe pense qu'un 'régime' varié reste important pour que l'enfant développe son esprit critique.
Très joli billet ! Tu retranscris très bien les choses et je partage ton avis sur le contenu idéologique de chaque livre (aujourd'hui je trouve qu'on donne un sens négatif à idéologie non ? en tout cas là ce n'est pas forcément le cas ;) super aparté hein !) et comme tu dis le plus dangereux c'est les propos que l'auteur, illustrateur ou éditeur essaye de faire passer comme "fait incontestable" (je te cite t'as vu) car là est le vrai danger ... Images subliminales quand tu nous tiens ! J'aime ton analyse que je partage de ce pas ! Bisettes PS : merci pour ton doux mot sur mon blog <3
RépondreSupprimerMerci beaucoup Fanny! Je suis d'accord, on a tendance (naivement) a donner un sens negatif a l'ideologie, ce qui est plus ou moins equivalent a critiquer l'air qu'on respire :)
RépondreSupprimerWaow ! Je découvre votre blog en même temps que cet article et me voilà touté décoiffée ! On ne se "méfie" pas assez de la littérature de jeunesse et de ce qu'elle peut véhiculer, bravo pour cet article salutaire ! A quant une vraie critique de ces livres, non pas seulement sur la forme mais surtout sur le fond ?
RépondreSupprimerJe sens que je vais revenir souvent ici, moi :)