mercredi 12 mars 2014

La littérature jeunesse engagée (1/2)

Je n'ai jamais écrit de billet à propos de ma thèse de doctorat, soutenue l'année dernière, sur la littérature jeunesse engagée (ça devait me saouler de répéter sur mon blog des trucs que j'écrivais à longueur de journée dans la thèse). J'ai parlé du grand méchant mot "idéologie" en littérature jeunesse ici, mais pas techniquement de l'engagement dans la littérature pour enfants. Je vais faire une petite série de deux billets sur le sujet.

ma thèse de toutes les couleurs
En quelques mots: ma thèse portait principalement sur la théorie de la littérature jeunesse. Comme je l'ai expliqué sur ce blog plusieurs fois, la recherche anglo-saxons en littérature jeunesse est très axée sur l'idée que ce type de littérature présente l'adulte comme norme et comme plus puissant que l'enfant. En analysant des albums pour enfants politiquement engagés, publiés internationalement, je cherchais à nuancer cette théorisation.

Dans ce premier billet, quelques observations sur la littérature engagée pour la jeunesse de nos jours.

Qui s'engage de nos jours en littérature jeunesse? 

Très peu de monde. Quoi qu'en disent certains, la très vaste majorité de la littérature jeunesse reste 'embarquée', dans le jargon sartrien, c'est-à-dire portée par une idéologie passive. La littérature jeunesse engagée, qui assume ses positionnements idéologiques (soit dans l'attaque, soit dans la défense de valeurs), reste rare.


Certaines cultures sont plus promptes à accepter et valoriser des livres jeunesse politiquement engagés. Certains pays, dont la France, les Etats-Unis, la Scandinavie, certains pays d'Amérique du Sud, etc. ont une tradition d'écriture pour la jeunesse engagée et quelques maisons d'édition, généralement petites ou indépendantes, qui font de l'engagement politique leur ligne éditoriale.

Ce n'est pas le cas au Royaume-Uni, où la production de livres politiquement engagés, en tous cas pour les plus jeunes, est très faible en ce moment. Cependant il y en a eu par le passé.

L'engagement politique, c'est juste des livres politiquement corrects, non?

Non. La définition du 'politiquement correct' varie, évidemment, mais il est très réducteur de dire que le livre jeunesse politiquement engagé fait seulement dans la bien-pensance bobo-bourgeoise et cherche à montrer comment on peut tous être heureux et se faire des bisous si on oublie qu'untel est noir et unetelle lesbienne, et qu'on sauve tous joyeusement la planète en triant nos déchets.

Il y a beaucoup de livres pour enfants politiquement engagés qui disent des choses gênantes et perturbantes sur nos capacités, justement, à vivre ensemble - qui doutent qu'on en soit jamais capables. C'est le cas de The Island, d'Armin Greder, un album dans lequel un immigrant est traité de manière abjecte, et rejeté à la mer, par une communauté insulaire. Et que dire du Peintre des drapeaux, par Alice Brière-Haquet, dont la fin n'a rien d'un épisode de Dora...

Pour revenir à Sartre, ce type de livres peut mettre en scène sans concessions la difficulté extrême du rapport aux autres; le fait qu'on est jeté les uns contre les autres, avec si peu d'explications, si peu de raisons de s'aimer, qu'on prend parfois des décisions terribles.

Cependant, oui, certainement, il y a aussi de nombreux livres politiquement engagés qui prônent la tolérance, l'amitié, la diversité, de manière utopique et naïve. Ces livres-là sont une autre facette du même phénomène: ils cherchent à apporter des réponses aux mêmes angoisses. Ils le font en simplifiant les réponses plutôt qu'en posant des questions.

Evidemment, il n'y a pas une catégorie (la 'bonne' ) et une autre (la 'mauvaise'), mais des livres tous différents et, pour presque tous, idéologiquement ambigus. C'est cette ambiguïté idéologique qui m'intéressait dans ma thèse.

L'engagement politique fait-il vendre? 

Pas au très grand public. Les livres jeunesse politiquement engagés sont extrêmement ciblés et les maisons d'édition ont une stratégie précise quant aux clients qu'elles cherchent à convaincre. Principalement, il leur faut gagner la confiance et le soutien des prescripteurs. Elles s'appuient aussi sur des communautés de chroniqueurs, de libraires, de parents et d'enseignants passionnés qui communiquent sur Internet et dans des publications spécifiques.

Le prix Coretta Scott King est décerné aux livres qui promeuvent 'un changement social non-violent'
Par contre, il y a de plus en plus de prix qui sont donnés aux livres qui incitent les enfants à réfléchir aux questions sociales et politiques, et ces prix vont évidemment en majeure partie aux livres politiquement engagés. Les éditeurs misent beaucoup là-dessus.

L'engagement politique est-il le signe d'un mauvais livre?

Chacun décide de ses critères de 'qualité', mais il est complètement injustifiable de déclarer catégoriquement qu'un livre 'à message' est par définition un mauvais livre. C'est simpliste. Les maisons d'éditions et les auteurs engagés apportent généralement une très grande attention à la qualité du texte et des illustrations, parce qu'elles savent qu'elles ne vendront pas à un très grand public et qu'il faut donc, par exemple, que leurs livres gagnent des prix.

Oui, mais le texte peut être beau, et l'image belle, et le livre extrêmement prescriptif! Non?

Si, bien sûr. Et ces textes sont évidemment prescriptifs et pédagogiques: ils cherchent non seulement à divertir, mais aussi à interpeler le jeune lecteur quant à l'état du monde. Cette fonction fortement pédagogique du texte engagé est là par définition.

Avant de pousser des hauts cris en disant que l'art doit se suffire à lui-même, il faut se rappeler deux choses:

1) Le soutien à l'art engagé n'a rien de stupide. C'est une position littéraire et idéologique qui a toujours eu ses défenseurs, de Voltaire à Hugo à Sartre. De très nombreux Prix Nobel de littérature sont férocement engagés. Le courant opposé - 'l'art pour l'art' - semble de nos jours en faveur dans la littérature pour adultes. Mais déjà en 1963, Roland Barthes s'agaçait du 'va-et-vient épuisant entre le réalisme politique et l’art-pour-l’art, entre une morale de l’engagement et un purisme esthétique, entre la comprission et l’asepsie’. L'engagement littéraire est une position parmi d'autres, amplement théorisée; l'art pour l'art est la position inverse, qui peut sembler 'évidente' à certains mais ne l'est pas. 

2) La littérature pour enfants est de toute façon toujours-déjà une littérature éducative. Ca, c'est un truc qui ne plaît pas à de nombreuses personnes, mais tant pis. Dans notre civilisation, l'enfant et l'adulte ne se situent pas l'un par rapport à l'autre sur un pied d'égalité. L'adulte a pour 'mission' de socialiser l'enfant. Qu'il le veuille ou non - et ça, les sociologues de l'enfance le théorisent depuis longtemps - l'adulte adopte par rapport à l'enfant une attitude didactique. Ce n'est pas un problème, ce n'est pas une tare, ce n'est pas un scandale. C'est comme ça. La littérature jeunesse est par définition une littérature de socialisation, une littérature qui éduque à la société et à ses valeurs.

Ce qui ne veut pas forcément dire qu'elle opprime et oppresse l'enfant
La littérature jeunesse engagée est une littérature hautement prescriptive, qui revendique son statut de littérature socialisante et en profite pour mettre en avant des valeurs sociales, politiques et culturelles qui lui importent, dans l'espoir qu'elles influenceront l'enfant-lecteur dans ses futurs choix.

Cela veut-il dire que la littérature jeunesse engagée manipule l'enfant-lecteur ?

Le mot 'manipulation' (et 'endoctrinement', etc) revient souvent parmi les détracteurs de la littérature jeunesse engagée. Je pense encore une fois que c'est une réaction simpliste. On peut manipuler quelqu'un de manière explicite ou implicite, active ou passive: ce que les féministes reprochent aux livres pour enfants 'genrés', c'est justement de 'manipuler' l'enfant-lecteur en lui faisant croire que roubignolles et nichons sont la cause de comportements spécifiques.

Evidemment, de très nombreux livres pour enfants politiquement engagés sont coupables de présenter des opinions et des valeurs comme objectives et fixes alors qu'elles sont discutables et subjectives.

Je m'arrête là pour aujourd'hui. Dans le second billet, la semaine prochaine, je parlerai de mes conclusions plus spécifiquement quant à l'étude et la théorie de la littérature jeunesse.

18 commentaires:

  1. très intéressant. J'ai hate de lire la suite!
    Est ce que tu penses que tu pourrais donner quelques exemples de titre? Je serai curieuse d'en apprendre plus.

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    1. Merci Emma!
      Oui je peux donner des exemples de titres, bonne idée - je le ferai dans le prochain blog ou peut-être dans un billet séparé parce qu'il y en a beaucoup... L'oeuvre de Mme Brière-Haquet ci-dessous est un bon début... :)

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  2. C'est toujours un super honneur de croiser un de mes bouquins chez toi ! (et genre, entre Skarmeta & Dahl, wahou quoi *^_^*)

    Pour le reste, j'applaudis des 20 doigts. J'avais jamais pensé l'opposition morale/style en terme d'art engagé/art-pour-art... Y'aura moyen de lire ta thèse ? C'est le livre universitaire que tu prépares ?

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    1. Héhé oui je t'ai beaucoup étudiée tu sais :) oui mon livre porte en partie sur la littérature engagée en effet. Je te tiendrai au courant de quand il sortira, j'espère en fin d'année, sinon en 2015...

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  3. Encore une fois, merci, pour ce texte important, qui aborde un sujet dont on parle très peu (hélas)...

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  4. C'est rigolo, parce que dans mon cheminement d'éditeur, j'ai commencé par être très rétif à toute idée de produire de la littérature engagée (à la base, je déteste Malraux ou le théâtre sartrien, oui je sais tu vas criser mais c'est comme ça) et je voulais privilégier encore et toujours la langue, la narration, la langue, les personnages, la langue et la langue.

    Et puis sont venus dans ma collec des romans qui m'ont fait évoluer, qui m'ont prouvé qu'un auteur pouvait porter un regard sur notre société et même (grmrlbrlrlr, j'ai du mal à le dire) formuler un propos à travers son histoire sans que cela ne nuise à la qualité du texte, ni au travail de cette fameuse langue surtout, sans que cela ne transforme le livre en missel (enfin, version laïque), voire en lui donnant même une puissance d'évocation supplémentaire par rapport aux livres volontairement 'désengagés", en lui conférant aussi une certaine modernité, à travers la volonté assumée de l'auteur ricocher sur son époque, de la commenter, d'entrer dans le débat avec son arme à lui, le roman (ça me fait très bizarre d'admettre ça après avoir échafaudé, étudiant, d'innombrables théories entièrement opposées à ce principe).

    Ainsi, "La Ballade de Sean Hopper" de Martine Pouchain, puis "Les déchaînés" de Flo Jallier, puis coup sur coup "Frangine" de Marion Brunet et "Je suis sa fille" de Benoît Minville (publiés à quelques mois d'écart et assumant clairement tous deux le lien entre roman d'émotion et roman engagé)… ou encore "Comme des images" d'une certaine auteure très talentueuse que nous adorons tous par-ici, m'ont amené à intégrer cette dimension engagée comme une partie non plus anecdotique, mais essentielle du discours édito d'EXPRIM'.

    Le gros enjeu alors, en termes d'édition cette fois, dans le travail du texte avec l'auteur je veux dire, c'est de tout faire pour que le propos ne fasse pas message, c'est-à-dire qu'il n'empiète pas sur la langue romanesque de l'auteur (je veux dire, celui qui n'est pas la vraie personne de la vraie vie avec ses idées sur la société, voire sur le sujet traité dans son roman).

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  5. Mon tout dernier exemple, c'est "Bloc de Haine"' de Bruno Lonchampt, un premier roman qui sort chez EXPRIM' la semaine prochaine. L'auteur a eu le "cran" de se glisser dans la peau d'un jeune homme (marseillais, en l'occurrence) qui glisse dans le racisme le plus violent, le plus prononcé. Il en tire une langue violente bien sûr, mais aussi chahutée, tourmentée, à vif, très poétique à mon sens. Le roman se donne comme un portrait vivant d'Alex, le "héros", portrait en puzzle que nous allons peu à peu reconstituer pour découvrir comment il en vient là, s'il peut espérer en sortir, etc (ce cheminement jouant le rôle d'intrigue, en vérité).
    Hé bien, pour moi, le "challenge" a vraiment été d'aider l'auteur à oser jusqu'au bout, à tenir entièrement son courageux et intense parti pris d'écrivain et à s'interdire par exemple tout petit commentaire explicatif visant à mettre à distance du héros ou à montrer que l'auteur, lui, est du bon côté, etc.

    Ainsi, pas de "Ce jour-là, Alex bascula dans le racisme", car pour le Alex en question, il n'y a pas "basculement" : ça, c'est le point de vue du lecteur et ça doit lui appartenir en propre pour avoir de la valeur… et pour que le roman soit bon, et pour que le propos soit fort.

    Au final, je pense que ce genre de position éditoriale permet que les livres touchent mieux, voire bousculent mieux les lecteurs, même s'il y a une part de risque à s'interdire le commentaire explicatif, justement, qui rassurerait le grand public, les prescripteurs, etc.

    Voici la toute première chronique parue sur le roman, elle est je trouve très émouvante, forte et éloquente, de ce point de vue :

    http://lesouffledesmots.blogspot.fr/2014/03/bloc-de-haine-bruno-lonchampt.html

    Voilà mademoiselle, c'était ma réflexion du matin sur ta première partie de billet tout à fait stimulante !!!

    Biz

    Tibo

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  6. Hé ben merci ! c'était très intéressant de lire tout ça...

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  7. Je me suis un peu emporté, du coup ! Mais je viens de me rendre compte que tu avais publié la suite aujourd'hui (ben voui, c'est mercredi), je vais voir ça !
    Zoubiz

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  8. Bonjour,
    Votre article est très intéressant. J'imagine que les maisons d'édition qui publient ce genre de textes les choisiront en fonction de leur orientation politique.
    Connaissez-vous des éditeurs qui publient des textes pour enfants de 6 à 10 ans de tendance de gauche (voire de gauche radicale) ?

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    1. Bonjour,

      Oui, Rue du Monde serait l'exemple type.

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    2. oui, TOUS les éditeurs… La seule tare dans ce milieu est d'être de droite.

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  9. Merci pour cet exemple.
    Jean-Paul

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  10. Bonjour,
    Bravo pour cet article !
    Serait-il possible que vous me donniez le nom de maisons d'édition jeunesse engagée, comme Talents Hauts ou Rue du monde ? Je suis actuellement à la recherche d'un stage et j'aimerais beaucoup travailler pour une maison comme celles-ci.
    Merci,
    Bonne journée,
    Manon

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    1. Bonjour,
      il y a des micro-maisons, pas toutes engagées-tout-le-temps mais qui fotn des livres engagés: La ville brûle, Pour Penser à l'Endroit, les Grandes Personnes, des Ronds dans l'O...
      amitiés
      Clémentine

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    2. Merci beaucoup pour votre réponse !
      Je vais aller regarder leur catalogue.
      Bonne journée,
      Manon

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