lundi 6 mai 2019

Faire de la traduction littéraire dans les écoles (2): La poésie chez les petits

Pour faire suite au billet précédent, je publie maintenant une version pré-édition d'un article qui a été publié récemment dans Les Cahiers Pédagogiques, numéro spécial sur la littérature jeunesse, édité par Clémentine Pillon-Vallée.

Il est question concrètement ici de ce qu'on peut faire en classe comme atelier de traduction littéraire avec des enfants de primaire qui ne parlent pas la langue source, en utilisant la poésie.

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La traduction à l’école… Vagues évocations de thème et de version, ânonnement de verbes irréguliers ; l’exercice sonne technique, froid, compliqué. Moins un point pour un ‘calque’, moins deux pour une ‘sous-traduction’ : implicitement, les jeunes apprenant.es d’une autre langue comprennent que la traduction, c’est un processus quasi-mathématique générant des équivalences parfaites lorsque l’équation est correctement résolue.

Evidemment, dans la réalité, la traduction littéraire, c’est tout autre chose : plus alchimie que science, plus entreprise d’interprétation que recherche d’équivalence, c’est un travail de langue mais surtout de littérature. Umberto Eco l’appelle : ‘dire presque la même chose’. Tout est dans ce ‘presque’ : dans les risques et les questions qu’il appelle. Ces risques et ces questions-là, quand on les amène réellement à l’école – en acceptant que personne n'ait la bonne réponse – alors on expose les enfants à un riche travail d’écriture et de création littéraire, en plus de l’ouverture à une autre langue.

Contrairement aux ateliers d’écriture créative, les ateliers de traduction littéraire sont une invention récente, pratiquée de multiples manières, très peu décrite, encore moins théorisée. En Grande-Bretagne, les programmes Translators in Schools et Shadow Heroes forment les traducteurs, qui en font ensuite bénéficier les écoles. Ces ateliers sont emmenés et soutenus par de grands noms de la traduction comme Sarah Ardizzone (autrice, entre autres, des traductions anglaises scintillantes de Timothée de Fombelle), le traducteur et promoteur de la littérature jeunesse Daniel Hahn, la traductrice Charlotte Ryland. Mais ils sont encore très peu visibles, et les écoles, motivées quand il s’agit d’inviter des écrivain.es, ne voient pas toujours l’intérêt de faire venir un traducteur ou une traductrice, ces ‘héros de l’ombre’ trop souvent oubliés lorsque l’on parle de littérature aux enfants.

Les formules de l’atelier de traduction littéraire sont nombreuses, constamment adaptées et ajustées par les individus selon leur sensibilité, leurs besoins, les audiences auxquelles ils s’adressent. Je m’attarderai dans cet article sur ma propre ‘recette’, adaptée des ateliers de Translators in Schools et modifiés au cours ma propre pratique. Ces ateliers de traduction ne nécessitent des enfants aucune connaissance préalable d’une autre langue.  

Moi-même traductrice de romans en vers de l’anglais au français (ceux de Sarah Crossan et, plus récemment, d’Elizabeth Acevedo), et autrice d’un roman en vers (Songe à la douceur, chez Sabacane), et d’albums diversement versifiés (Va jouer avec le petit garçon et Lettres de mon hélicoptêtre, Sarbacane), je mène principalement des ateliers de traduction autour de la poésie.  

Faire de la traduction poétique avec les enfants permet un accès direct à l’un des plus grands problèmes de la traduction, qui en fait un art passionnant : la distinction, souvent floue, entre le sens (la sémantique) et l’effet d’une phrase. Une phrase très simple – ‘Ma maman mange des myrtilles’ – une fois le sens traduit – ‘My mummy is eating blueberries’ – a perdu son effet – le miam miam miam implicite de l’allitération. 

Cela, n’importe quel enfant de CP ou CE1 le comprend instantanément, même sans connaître la langue depuis laquelle on vient, sous leurs yeux ébahis, de la traduire. Je commence l’atelier de traduction avec cet exemple. Puis j’explique qu’il va donc s’agir de ruser : pour traduire, il va falloir être créatif, avoir des mots plein la bouche, et s’entendre parler, avant de pouvoir se regarder écrire.

Je lis ensuite aux enfants ou aux adolescents un poème ou un album rimé, que l’on va traduire ensemble. La traduction s’effectuant toujours vers la langue maternelle, un poème choisi pour un groupe de petits Britanniques sera en français. J’utilise par exemple, pour des enfants d’équivalent CM1-CM2, le poème de Desnos ‘Une fourmi de dix-huit mètres’, ou celui de René de Obaldia, ‘Chez moi, dit la petite fille’. Pour des enfants de niveau CP à CE2, je choisis souvent Le ballon de Zébulon, un album d’Alice Brière-Haquet illustré par Olivier Philipponneau.

Je lis le texte en demandant aux enfants de fermer les yeux. Puis on en parle ensemble. Qu’ont-ils entendu ? Quels sont les sons qui se répètent ? De quoi s’agit-il, d’après eux ? Le texte est-il plutôt triste ou joyeux ? S’agit-il d’un texte poétique ou de prose ? On s’interroge ainsi sur l’effet sans encore se préoccuper du sens.

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Vient ensuite l’étape du sens sémantique. Avec Le ballon de Zébulon, richement illustré, des mots peuvent être devinés si l’on indique du doigt les parties de l’image correspondante, ou en les mimant, par exemple en décrivant du doigt la forme du ballon ‘rond’ (soulignés, les mots que les enfants peuvent deviner de cette manière) :


Zébulon a un ballon
Tout doux, tout rond
Un ballon un peu doudou
Qu’il emporte toujours partout.

De nombreux mots restent obscurs, il va donc falloir les chercher. D’un sac, je sors une pile de mots que le texte contient, que je distribue sur les tables, avec un exemplaire par élève du poème. D’un côté de chaque carré de papier, un mot (ex. ‘emporte’) ; de l’autre, soit sa traduction ‘type’, soit une devinette de type rébus, dessin, ou autre évocation. Les ‘petits mots’ (qu’, un, de, etc.) ne sont donnés que si la phrase est indevinable sans eux.

Les enfants recherchent dans la pile leurs mots, et les placent sur leur texte jusqu’à en composer une traduction approximative, du type :
Zébulon has got a balloon
All soft, all round
A ballon a little doudou
That he always brings everywhere
Alternativement, avec des enfants pré-lecteurs ou non-lecteurs, tout ce travail peut s'effectuer à l'oral, en groupe: moi au tableau, les enfants devant, on décrypte ensemble le poème pour lui offrir une première traduction.

On revient à la strophe créée par la traduction littérale. Est-elle exacte ? Plus ou moins. Est-elle jolie à l’oreille ? Bof. Le rythme, les résonances, les rimes sont perdues. Et elle ne sonne pas très naturel : ce ‘all soft, all round’, on ne le dirait pas en anglais. Qu’est-ce qu’on dirait ? Quelqu’un propose ‘so soft’ – c’est beaucoup mieux. Et regardez comme le ‘so’ lui-même est tout rond… et nos bouches s’arrondissent quand on le dit (‘avec les lèvres rouges comme un ballon’, fait remarquer une petite fille). Le ‘all’, au tableau, est remplacé par ‘so’.

Puis on s’interroge sur la manière de créer un système de sonorités adéquat : comment faire, par exemple, pour que riment le deuxième et le troisième vers ? On déploie la technique du ‘nuage de mots’. Je demande aux enfants de trouver des mots qui pourraient ressembler à ‘soft’ et à ‘round’ (des synonymes, s’ils connaissent le terme). Je note au tableau, dans un nuage, les réponses qui fusent : ‘smooth’, ‘velvety’, ‘fluffy’, mais aussi ‘nice’, ‘kind’, ‘sweet’. Côté ‘round’, on propose ‘oval’, mais aussi ‘like an apple’, ‘like an orange’… et ‘like the moon’ (comme la lune). Tout de suite quelqu’un remarque : ‘ça rime avec balloon !’ Ca rime, en effet. A garder en mémoire ! J’encercle en rouge.

On passe au vers suivant. ‘Doudou’ depuis le début n’était pas encore traduit – le mot comprend, au verso, un point d’interrogation – car en anglais il s’agit d’un bel intraduisible. Les enfants ont des cuddly toys (peluches), des comfort blankets (doudou-mouchoir ou couverture fétiche), des dolls (poupées), mais le doudou est un personnage très français… Nous nous lançons donc dans une grande discussion collective : comment appellerait-on cette chose qu’on trimbale partout et dont on ne pourrait jamais se séparer ? Les réponses fusent : teddy (nounours), cuddly toy, friend… Là encore, quelqu’un dans la classe remarque que teddy rime avec fluffy, que l’on avait mentionné au vers du dessus. Quand quelqu’un entend ce genre de résonances, on relie entre eux les mots.

Il va ensuite s’agir de mettre de l’ordre dans ces idées. Petit à petit, tous ensemble, lisant à chaque fois à voix haute les vers créés, on organise différemment les phrases, en s’interrogeant sur les droits et les devoirs du traducteur. A-t-on le droit d’intervertir ‘so soft, so round’, pour en faire ‘so round, so soft’ ? généralement, tous les enfants sont d’accord. A-t-on le droit de remplacer ‘so round’ par ‘round as the moon’, pour le plaisir d’une rime ? On écoute les opinions parfois divisées de l’assemblée… quitte à décider démocratiquement par vote à main levée.

On s’écharpe souvent sur le nom de Zébulon. A-t-on le droit de le changer ? A-t-on le droit de ne pas le changer ? Le nom ne sonne ni bizarre ni drôle en anglais – simplement étranger – alors qu’en français il fait sourire. Quel prénom en anglais pourrait faire sourire ? Quel prénom pourrait faire sourire et aussi consonner avec le mot balloon ? Au cours de différents ateliers, Zébulon a été rebaptisé Billy, Bob, Balthazar, Zenobia (audacieux changement de genre !), Basil… Une fois la classe décidée, je leur dis parfois que dans la version anglaise de l’album, qui existe, le petit héros s’appelle Zebedee.

Voilà un exemple de traduction de la première strophe créé par des élèves de Year 3 (équivalent CE2) :
Basil’s got a balloon
As round as the moon
A balloon that’s so cuddly
He takes it everywhere like a teddy
Il est généralement possible de traduire la première page de Zébulon, en une demi-heure à peu près (la première partie de l’atelier étant dévouée à une demi-heure de réflexion autour de ce qu’est la traduction, avec des exemples d’intraduisibles, etc). Les enfants sont souvent surpris que cela prenne autant de temps, mais aussi très conscients de leurs efforts. Pour les célébrer, on peut leur proposer de recopier les vers qu’ils ont traduits et de les signer de leur nom en tant que traducteur.

Les enfants plus âgés peuvent généralement traduire un poème comme ‘Une fourmi de dix-huit mètres’ en une heure, recherche des mots comprise. A la différence des plus petits, ils peuvent souvent créer chacun.e une traduction individuelle. Voici un exemple de traduction fourni par une élève de dix ans :
Une fourmi de dix-huit mètres
Avec un chapeau sur la tête
Ça n’existe pas, ça n’existe pas.
Une fourmi traînant un char
Plein de pingouins et de canards
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Une fourmi parlant français
Parlant latin et javanais
Ça n’existe pas, ça n’existe pas
Et pourquoi pas !

An ant that’s 18m tall
With a béret upon its skull
There’s no such thing, there’s no such thing.
An ant that’s tugging a wagon
Full of penguins and dragons
There’s no such thing, there’s no such thing
An ant that can speak Spanish
Can speak French and Unicornish
There’s no such thing, there’s no such thing.
And why not?


Je n’ai pas la place d’en commenter ici le processus ni les détails, mais on voit dans cette traduction la liberté ludique prise avec les aspects les plus incongrus du poème de Desnos, qui, au détriment du 'sens' littéral, en rend parfaitement l’effet.

A la fin d’un atelier de traduction utilisant la poésie, les enfants ont développé une approche créative de la traduction, dédramatisant l’apprentissage d’une autre langue, mais également, idéalement, une compréhension forte des enjeux esthétiques et artistiques de la traduction littéraire et une plus grande sensibilité à la manière dont un texte poétique crée par des effets de sonorités et de rythme une musicalité.  

Il n’existe pas encore assez de recherche pour l’affirmer, mais mon hypothèse est que l’exercice développe des compétences non seulement littéraires et linguistiques mais également métalinguistiques (c’est-à-dire de réflexion sur la langue), cultive des réflexes sophistiqués de lecture et de composition, et assiste les enfants dans leur compréhension de ce qui constitue cette mystérieuse manifestation du langage que l’on appelle la littérature. 


Dans mon prochain billet, il sera question des ateliers de traduction de romans en vers avec des adolescents. 

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