La dernière fois,
j’ai parlé des ateliers de traduction littéraire avec les enfants tout petits (voire
pré-lecteurs). Aujourd’hui, je m’intéresse au genre de travail que l’on peut
faire avec des ados. Ce type d’exercice permet d’initier des conversations sophistiquées
sur les aspects non seulement esthétiques, mais également politiques, de
l’écriture littéraire.
On peut faire
cela de manière fondamentalement expérientielle dans un atelier de traduction
littéraire, car la situation met les traducteurices dans l’obligation de
prendre des décisions formelles, rhétoriques, stylistiques etc., qui calibrent,
idéologiquement autant qu’esthétiquement, le monde littéraire auquel on donne
accès.
Généralement,
pour les ados, je commence par engager une discussion sur la traduction pendant
une dizaine de minutes – qu’est-ce que ça veut dire, traduire ? etc. – et
puis je leur montre une vidéo de l’autrice et slammeuse dominicaine-américaine Elizabeth
Acevedo disant l’un de ses textes. Je spécifie ‘Vous n’allez rien comprendre,
mais ce n’est pas grave – je ne vous demande pas de comprendre, mais
d’entendre’ :
Je leur demande
ce qu’ils ont entendu dans cette vidéo. Cette étape est très intéressante car,
contrairement aux petits enfants qui sont très attentifs aux sonorités, au
rythme, etc., les ados et les adultes sont assoiffés de sens ; ils veulent
savoir ce que quelque chose ‘veut dire’. Alors d’abord ils vont répondre à la
question : ‘Qu’est-ce que vous avez entendu ?’ par des tentatives de
pré-traduction : ‘Elle parle d’identité’, ‘Elle parle de danse’, etc. Cela
prend du temps de désactiver nos approches sémantiques du langage.
‘Je me fiche de
ce que vous avez compris ; qu’est-ce que vous avec entendu ?’ Les réponses finissent par changer, hésitantes : du
rythme, du battement ; des rimes ; des mots en espagnol ? ;
des changements de volume ; des allitérations et des assonances… Ainsi on
établit que le texte que l’on va traduire est poétique, et se déploie dans le
temps, l’oralité, la voix, le corps ; qu’il va falloir prendre tout cela
en compte.
Ensuite je leur
donne un poème tiré du roman en vers d’Elizabeth Acevedo, The Poet X.
Dans ce texte, la jeune Xiomara parle de harcèlement de rue – qui va de remarques à attouchements. Dans cette première strophe, cependant, on ne sait pas encore cela ; on sait juste que quelque chose ‘arrive’ ou ‘se passe’ :
Dans ce texte, la jeune Xiomara parle de harcèlement de rue – qui va de remarques à attouchements. Dans cette première strophe, cependant, on ne sait pas encore cela ; on sait juste que quelque chose ‘arrive’ ou ‘se passe’ :
It happens when I'm at bodegas.
It happens when I'm at school.
It happens when I'm on the train.
It happens when I'm standing on the platform.
It happens when I'm sitting on the stoop.
It happens when I'm turning the corner.
It happens when I forget to be on guard.
It happens all the time.
D’abord je le lis
à voix haute (pas aussi bien que l’autrice évidemment, mais je fais de mon
mieux…) et je leur demande ce qu’ils ont entendu. C’est le ‘It HAPpens’ qu’ils
entendent beaucoup, cette impression de hache qui tombe, et la répétition
lancinante. Ils entendent aussi que le rythme ralentit vers le milieu :
‘when I’m STANDing on the PLATform’. On peut coder la strophe en termes de
battements :
It HAPpens when I’m at boDEGas
It HAPpens when I’m at SCHOOL
It HAPpens when I’m on the TRAIN
It HAPpens when I’m STANDing on the PLATform
It HAPpens when I’m SITting on the STOOP
It HAPpens when I’m TURNing the CORner
It HAPpens when I forGET to BE on GUARD
It HAPpens ALL the TIME
(NB: on peut aussi le rythmer différemment; tout rythme est une proposition d'interprétation). On voit qu’on a une structure rythmique qui passe de deux battements par vers à trois, puis à quatre dans l’avant-dernier vers (on pourrait même dire cinq si on traite BE ON GUARD comme trois battements).
Ça donne quoi
comme impression ? De lassitude, de résignation, disent certains,
d’épuisement, disent d’autres, ou de difficultés qui s’accumulent. De
colère ? Ou de patience… les avis divergent, et commencent déjà à orienter
des traitements de traduction différents. Ainsi on voit que le rythme est
porteur d’une humeur, qu’il soutient une interprétation, qu’une décision
stylistique n’est jamais que formelle.
Mieux : qu’il n’existe pas de dichotomie simple entre fond et forme.
Mieux : qu’il n’existe pas de dichotomie simple entre fond et forme.
Cette
prise de conscience intense, expérientielle, qu’un texte littéraire ce n’est
pas une forme + un contenu, mais un ‘contenuforme’, un tout organique et
insécable, c’est l’une des plus grandes révélations que peut générer un atelier
de traduction. Pour moi, c’est une révélation qui est préliminaire à
l’émergence d’un véritable ressenti du
littéraire.
Reprenons. Ce
poème est très pratique parce qu’il nécessite très peu de temps d’élucidation
sémantique au premier abord. On a cette anaphore, ‘it happens’ – et puis un
‘when I’m’ qui est assez couramment compris, même d’ados qui ont fait très
peu d’anglais. Puis des noms : ‘bodega’ ; ‘school’, ‘train’,
‘platform’, ‘stoop’, ‘corner’, ‘guard’. Dans ceux-là, il y en a plusieurs qui
peuvent être devinés, comme train, guard et, dans une certaine mesure, platform
(un faux ami : c’est le quai). ‘School’ : les ados traduisent direct
par ‘école’, et je les laisse faire, jusqu’à ce qu’en général quelqu’un finisse
par faire remarquer qu’à 16 ans, l’héroine est plutôt au lycée. Et même le
train, est-ce un train de banlieue, un métro, un TGV ?
De préférence, il
vaut toujours mieux décrire ce qu'un mot veut dire plutôt que traduire directement : j’explique
que ‘bodega’ est une sorte d’épicerie, ou de mini supermarché, mais où on peut
aussi parfois prendre un café, que c’est ici à New York, que ça fait partie de
la culture de quartier latinoaméricaine, etc. Pareil pour le mystérieux sitting on the stoop, la pratique de
s’asseoir sur les marches devant chez soi : habitude architecturalement
impossible à Paris, par exemple, mais à New York, il y a une volée de marches
devant beaucoup de maisons. Il est clair qu’il va falloir prendre des décisions
de traduction au sujet de tout cela.
On arrive bientôt
au nœud du problème, le fameux ‘It happens’. Je demande généralement aux ados,
en groupes, de réfléchir en trois minutes à autant de manières que possible de
dire ‘Ca arrive’, qui serait la traduction la plus évidente. On arrive à des
options du type ‘Ca se passe’, ‘Ca se produit’, etc., ainsi que des variantes
d’un registre plus élevé avec ‘Cela’. Et aussi tout un tas d’autres
possibilités.
Les ados (et je
vous prie de croire que je ne parle pas ici d’ados en terminale anglais
renforcé à Janson-de-Sailly) sont absolument capables non seulement de trouver
des possibilités de traduction très diverses, mais d’en saisir les
implications esthétiques ET politiques. ‘Ça arrive’, c’est pas joli, ça fait comme un trou entre les deux
‘a’ (un hiatus). ‘Ca se passe’, c’est plus comme un serpent, et ca rappelle un
peu le ‘P’ de ‘happens’. Les deux, ca fait comme un truc qu’on peut pas
prévoir, ca arrive comme ca, blam… ‘Ca se produit’ ? non, c’est moche. Ca
fait trop langage de la télé, genre des journalistes et tout. Autre
variante : ‘C’est là’. C’est plus direct madame, c’est genre c’est
toujours là, on peut rien faire…
Ca se passe quand je suis dans la Bodega
Ca se passe quand chuis a l'école
Ca se passe quand chuis dans le train
Ca se passe quand chuis sur le quai
Ca se passe quand chuis devant chez moi
Ca se passe aux coins des rues
Ca se passe quand je fais pas gaffe
Ca se passe tout le tempsEt voilà que d’autres propositions émergent : ‘Ca m’arrive’. Alors là qu’est-ce qui se passe ? Ben, ca montre que c’est ce qui lui arrive à elle. Elle est au centre, c’est elle qui est emmerdée. Ca enlève le hiatus aussi, c’est plus fluide.
Ca m'arrive a l'épicerie
Ca m'arrive au lycée
Ca m'arrive debout sur le quai
Ca m'arrive dans le métro
Ca m'arrive devant chez moi
Ca m'arrive au coin de la rue
Ca m'arrive quand j'y pense plus
Ca m'arrive constamment
Un jour j’ai eu
un choix assez fascinant, d’une tablée de garcons qui pourtant avaient l’air de
faire rien d’autre que des petits ricanements dans un coin depuis trois quarts
d’heure :
Ils le font au bar
Ils le font au lycée
Ils le font dans le car
Ils le font sur le quai
Ils le font devant chez moi
Ils le font dans la rue
Ils le font (illisible)
Ils le font contamment.
'Ben oui madame, parce que c’est des garcons et des hommes qui le font.' ... D’accord, et donc ce choix est très fort quand meme, ca donne quoi comme
impression ? Ben c’est pas genre un truc qui arrive sans personne
derrière, c’est leur faute à eux…
Comme différents
groupes arrivent à des solutions différentes, on peut engager des débats sur les
implications de chaque choix. Certains groupes défendent mordicus qu’il faut
que ça reste désincarné, comme la foudre qui tombe. D’autres veulent qu’on voie
bien que c’est elle qui est au centre de cela. D’autres disent ‘Oui, mais c’est
moche comme son…’ Dans tous les cas, on a une réflexion étirée entre les
aspects politiques et poétiques du langage.
Lorsque les groupes tentent de créer une traduction littéraire de toute la strophe, cela fait émerger intuitivement des remarques très liées à des interrogations
théoriques fondamentales en traductologie. Je parlerai plus en détail de cela
dans un prochain billet, car cela mérite une attention spécifique.
‘Madame, est-ce
qu’on a le droit de rajouter des rimes ?’ – souvent, je remarque que
l’effort poétique passe par un désir de rime, interne et en fin de vers. Le
français, langue beaucoup moins puissamment rythmée que l’anglais, exige ses
marqueurs poétiques d’une autre manière, et les ados sont intuitivement poussés
(comme je le suis moi-même) vers la rime.
On a le droit de
dire métro ? et RER ? et bar ou café ? en cours plutôt
qu’au lycée ? On a tous les droits, du moment qu’on arrive à expliquer nos
choix sans trop de mauvaise foi…
On termine la
session avec la lecture à voix haute – aussi ‘performée’ que possible – des
traductions obtenues. J’adore ce moment, car c’est toujours fascinant
d’entendre tous les différents mondes qui éclosent à partir d’un même œuf. Et
c’est l’occasion d’une discussion comparative, non pas pour évaluer et
hiérarchiser ces décisions, mais pour les frotter l’une à l’autre, en éprouver
les aspérités, les richesses et les omissions, les insuffisances compensées par
des fulgurances…
L’atelier se
termine souvent sur des constats assez mélancoliques quant à la nécessité, en
traduction, de toujours négocier. Ces
négociations – avec soi-même, avec son lectorat, avec le texte source – exigent
une réflexion sur des plans multiples, et apportent des joies autant que des
frustrations.
Pour moi,
l’expérience de la frustration de la traduction est l’une des plus formatrices,
car elle est porteuse d’enseignements métalinguistiques – c’est-à-dire de
réflexion sur ce qui fait le langage. Car ce n’est pas qu’entre deux langues
que le langage frustre, qu’il refuse de dire ce qu’on voudrait.
Quand on s’aperçoit que parfois (que souvent !) le langage échoue à signifier, que dans sa propre langue aussi, on est constamment en train de procéder à des ajustements, et qu’il reste toujours quelque chose qui baille - alors on a appris quelque chose de fondamental sur les rapports entre les êtres humains.
Quand on s’aperçoit que parfois (que souvent !) le langage échoue à signifier, que dans sa propre langue aussi, on est constamment en train de procéder à des ajustements, et qu’il reste toujours quelque chose qui baille - alors on a appris quelque chose de fondamental sur les rapports entre les êtres humains.
On a aussi
appris, me semble-t-il, quelque chose de fondamental sur la nécessité du
littéraire – car le littéraire, c’est dans une large mesure ce qui, du langage,
continue à gigoter dans ces espaces flous...
La prochaine fois, je ferai un billet sur les ateliers de traduction littéraire collective d'un album avec des public mixtes (adultes, enfants, etc.).
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