L'autre jour il m'est venu à l'esprit qu'au cinéma on parle de 'film familial', mais en littérature on ne parle pas ou très peu de 'livre familial'. Or je pense que le 'livre familial' existe, et même qu'il se pourrait bien qu'il ait des caractéristiques stylistiques, narratives, éditoriales, commerciales etc qui en fassent un genre littéraire à proprement parler.
Gainsborough |
C'est venu parce que je me posais la question de ce que ça veut dire pour la théorie de la littérature jeunesse non seulement quand un livre est lu 'par toute la famille', mais quand il semble parfois que son lectorat implicite réside dans le cadre particulier, contenu, socialement et émotionnellement défini, de la famille. Et ça m'a soudain paru exactement la bonne étiquette. Depuis, j'y pense souvent et je réinterpréte certaines lectures à la lumière de ce terme.
Par exemple, la plupart des Timothée de Fombelle sont éminemment des 'livres familiaux', tout comme, évidemment, Harry Potter (au moins les trois premiers), mais aussi certains Roald Dahl - le trio Matilda, Charlie, James me semble le plus probant - et beaucoup de livres de Daniel Pennac, et puis plus récemment la série des Wells & Wong par Robin Stevens, les livres de Katherine Rundell ou d'Alexandre Chardin, Verte de Marie Desplechin et certains livres pour enfants de Marie-Aude Murail, là encore pas tous; Miss Charity oui, pas Babysitter Blues. Mme Doubtfire est un film familial, mais le livre d'Anne Fine dont il est tiré n'est pas du tout familial. Comment dire? il y a dans le
'livre familial' quelque chose qui semble tendre organiquement vers
l'idéal d'être lu en famille ou par plusieurs membres de la famille séparément, même si cet idéal
n'est pas forcément, dans les faits, réalisé...
Attention, je ne veux pas du tout dire là que tout livre pour jeunes enfants est 'familial' parce qu'il a le potentiel d'être lu en famille, même si dans les faits il est très fréquemment lu en famille. Il y a plein de romans junior que les enfants adorent mais pas les parents, et qu'ils leur lisent quand même, ou jettent un oeil; c'est très bien comme ça, ils ont leur esthétique propre mais ce n'est pas forcément une esthétique familiale.
On utilise maladroitement d'autres termes. Le typique 'de 7 à 77 ans', mais qui est vague en fait, et donne l'impression que ça veut dire 'pour tout le monde', alors qu'en fait là je veux parler d'un '7 à 77 ans' de personnes qui se connaissent et s'aiment, et lisent ce livre ensemble (ou séparément, mais pour en avoir une expérience partagée) parce que, quelque part, ça participe à la fois de leurs interactions familiales et de leur goût personnel.
Je n'ai jamais aimé non plus le coup du 'c'est un livre universel' ou 'intemporel', parce qu'évidemment il n'y a rien de tel en littérature. Ce n'est pas pour rien que le terme 'livre familial', comme le 'film familial', se réfère à la famille, qui est une institution bourgeoise, codifiée, pleine d'idéaux, de peurs et de désirs, dont les valeurs souvent saturent le 'livre familial', et à la construction desquelles il participe activement.
Par exemple, je crois que le 'livre familial', comme le 'film familial', entretient un rapport principalement romantique à l'enfance et à l'adolescence, avec des thèmes de prédilection comme la nature, le voyage, la famille (of course) et la littérature; valorise la découverte et l'aventure, une certaine ouverture sur le monde libérale; une esthétique de l'émerveillement ou de la curiosité; est plutôt intertextuel/ interréférentiel et révérend envers les classiques; est stylistiquement d'un registre de langue plutôt élevé, l'esthétique stylisée, métaphorique, le ton spirituel et bienveillant, pas majoritairement cynique; l'humour à différents niveaux (du scatologique au pastiche); et suit des chemins narratifs plutôt bien balisés. Il a tendance à avoir une voix narrative bien définie, souvent une troisième personne focalisation interne, qui incite à la performativité et à l'oralité. Il est publié et distribué commercialement dans une tranche qu'on appellerait 'mid-brow' en Angleterre, c'est-à-dire ni snob ni littérature très commerciale, juste entre les deux.
Il est aussi 'familial' en tant que c'est le genre de bouquin qu'on recherche ou découvre principalement quand on a des enfants, tout comme on va voir les 'films familiaux' généralement que lorsqu'on a une famille. Et si d'aventure on tombe dessus alors qu'on n'a pas de famille, on a l'impression d'en être une lectrice incomplète, si vous voyez ce que je veux dire, comme c'est un chouïa étrange de regarder Maman j'ai raté l'avion toute seule ou d'aller toute seule au musée des Vikings à York. On aime et on profite, mais c'est comme s'il manquait quelqu'un, ou une situation, ou une institution, pour apprécier pleinement l'expérience.
Stylistiquement et narrativement, les attentes associées font qu'on dit souvent qu'un livre familial est 'un classique contemporain'. Mais ce que cela signifie en fait, je crois, c'est tout simplement que c'est une esthétique qui ressemble à celle d'autres livres du passé qui sont devenus des classiques parce qu'ils sont devenus des livres familiaux. C'est explicable si ça participe d'une série d'attentes génériques, même non formulées. Il y a des livres à l'esthétique familiale qui ne deviendront jamais des classiques (la majorité, évidemment). Ce sont ces attentes qui traversent le temps, constamment modifiées et réinterprétées, comme on a des attentes génériques avec le polar, la romance, la SF, etc.
Je trouve ça intéressant de se dire que cette catégorie de livres, ce genre, existe un peu en lousdé. Pas tout à fait seulement jeunesse mais certainement pas adulte, il est défini pour partie par son lectorat potentiellement transgénérationnel et une lecture partagée. Il a des caractéristiques littéraires et commerciales qui épousent ces attentes mais ne cessent aussi de les remodeler, car un genre ne détermine par un livre ni un livre son genre, tout cela est dynamique et doit toujours être analysé dans son contexte éditorial, social etc.
L'intérêt de ce genre de termes ce n'est pas de créer encore une niche, une sous-catégorie, encore moins de les 'démystifier' ou de les 'juger', je précise. Ces termes-là, ce jargon, c'est seulement intéressant si on peut se dire 'tiens, ça change ma vision de tel ou tel livre si je le vois comme ça.' Ca permet aussi de grouper les textes différemment, ce qui est tout l'intérêt des études littéraires comparatives. Et enfin, de mieux connaître ces textes en s'appuyant sur d'autres taxonomies. Ici, par exemple, ça permet d'analyser de tels textes aux côtés de 'films familiaux', un genre beaucoup mieux connu - il existe déjà des études historiques, narratologiques, commerciales etc. sur ces oeuvres.
Le terme n'est pas utilisé en critique littéraire, mais finalement je l'entends assez souvent en salon ou en librairie. 'C'est un livre pour toute la famille', assure-t-on. 'Ca plaira au grand-père comme au petit-fils,' 'vous pouvez y aller pour le lire dans la voiture'. Dans les faits, on sait très bien de quoi on parle quand on dit ça. C'est du 'livre familial'. Qu'il se retrouve principalement catalogué en jeunesse fait sens, mais idéologiquement, littérairement et commercialement il est aussi autre part.
Cet autrepart vaut la peine d'être théorisé parce qu'il parle fondamentalement de littérature, de plaisir du texte - mais vu par la lentille de la complicité intergénérationnelle familiale, cette relation intime, codifiée, ambiguë aussi, entre des personnes qui ne peuvent pas faire autrement que de se construire ensemble. Et qui, pour cela, de temps en temps, ont recours au littéraire - ce grand champ de partage.
Très intéressant !
RépondreSupprimerSuper article ! Je n'avais pas spécialement relevé le phénomène mais à la lumière de ce texte il apparaît bien évidemment que certaines de mes lectures (ou de mon entourage) ont le potentiel - si ce n'est la vocation implicite -
RépondreSupprimerde toucher un public familial varié. Je pense notamment au livre Quatre soeurs de Malika FERDJOUKH. Merci pour cette prise de conscience. À méditer donc... <3
Lucas