Me revoilà, thank you for ta patience, avec un nouvel article sur les
ateliers de traduction. Il était question la dernière fois d’ados, la fois d’avant
de petits enfants, et je m’intéresse ici aux ateliers menés avec plusieurs
personnes d’âges différents.
Ces ateliers-là, plus rares mais très intéressants
je trouve, se font normalement hors du cadre scolaire, par exemple en salon du
livre ou en médiathèque. La plupart du temps, on a là des familles, avec tout
ce que ça implique: on peut avoir à une table un couple de parents et trois
enfants de 4, 7 et 10 ans, ou une maman, sa fille de 13 ans et son neveu de 14,
ou un père, un oncle et une petite fille de 2 ans… bref, il va falloir engager
tout ce monde-là dans l’exercice.
Je vais d’abord décrire
le fonctionnement de celui que je fais dans ce type d’événement. Je m’appuie
sur l’album We’re Going on a Bear Hunt, par Michael Rosen et Helen Oxenbury.
Bear Hunt est un album très intéressant à utiliser dans le cadre d’ateliers inter-âges,
pour plusieurs raisons:
1) Il met en scène une famille. Détail, certes, mais pas négligeable, surtout quand on
considère que la famille part dans une grande quête... Il y a correspondance
entre situation et contenu du livre.
2) Il se prête éminemment bien à une performance théâtrale, scandée, rythmée (j’y viens
plus tard), cruciale pour un tel atelier.
3) Il a une structure répétitive, qui se prête très bien au travail de groupe
4) Il est plein d’onomatopées et d’allitérations, très utiles en atelier de traduction
5) Les illustrations sont extrêmement efficaces comme aide à la compréhension (désolée, c'est un argument utilitaire, je sais bien, mais c'est important dans ce contexte; elles sont aussi superbes évidemment)
6) Il est un peu connu en France, ce qui peut aider, mais pas trop, ce qui serait contre-productif.
Voilà le déroulé de
l’atelier.
Rencontre (fracassante) avec le texte
D’abord on va
présenter le texte aux participants. Je distribue des exemplaires de l’album
(j’en ai des cartonnés qui s’abiment moins, et deux grandes versions aussi).
Puis on va, non pas lire, mais ‘performer’, déclamer, jouer le texte. En
anglais, bien sûr! Et sans aucune traduction d’abord.
Comment? Bear Hunt est extrêmement rythmique, et il est possible (même désirable) de le lire comme une
performance orale, en s’accompagnant de gestes, en tapant dans les mains, etc.
Voici une vidéo de Michael
Rosen déclamant le texte (avec les images et les mots en fond)
Personnellement, ma manière de le lire s’apparente davantage à la vidéo
ci-dessous, avec chaque vers dit deux fois (la deuxième répétée par le groupe).
Je tape dans les mains et sur les genoux (inspiration We Will
Rock You) au lieu de faire du tambour, et je n’ai pas exactement les mêmes gestes,
mais en gros c’est à peu près cela:
Au début, il faut
motiver les gens (surtout les parents) à jouer le jeu, mais en général, une
fois qu’on les force à taper un peu dans les mains, ils se décoincent. Comme le
texte est très répétitif, même si on n’a jamais parlé anglais de sa vie, on
réussit bientôt sans problème à prononcer, voire à anticiper, le couplet principal.
Les tout-petits y arrivent sans problème. On tourne les pages pendant la lecture pour voir les images.
A la fin, on s’applaudit, quand même, parce que c’est plutôt cool d’avoir pu lire tout un
texte en anglais en faisant les bruitages et les gestes sans parler un mot
d’anglais. Well done everybody.
Et maintenant, les choses sérieuses commencent…
Premières élucidations
Donc après la performance collective vient le moment d’un début d’élucidation. On va d’abord
parler du mouvement général du texte: qu’est-ce qui se passe, à votre avis?
Réponses prudentes: une famille passe un champ, une rivière, une forêt, etc.
avant de tomber sur un ours et de rentrer vite à la maison…
On va ensuite s’appuyer, pour l’élucidation sémantique ( = du sens) plus précise, sur des
morceaux de texte qui tendent à faire partie d’un paysage oral ‘translinguistique’,
ce qui veut dire qu’on les comprend plus ou moins sans parler la langue.
Ces morceaux de texte-la sont très utiles en atelier de traduction. L’onomatopée est le plus évident - or,
il y en a beaucoup dans Bear Hunt. Swishy Swashy! Splosh Splosh! Evidemment, l’eau ne fait pas le même bruit en
français, mais on comprend l’idée.
D’autres mots
sont plus ou moins transparents: ‘river’ pour ‘rivière’, par exemple.
Cependant, au moment de la traduction littéraire, on va peut-être opter pour
autre chose (j’y reviendrai).
Des éléments de la
performance vont aussi aider a élucider certaines parties du texte. Par
exemple, la gestuelle de ‘Long, wavy grass’, qui peut s’élever du sol au
plafond avec des mouvements d’ondulation, va généralement être comprise assez
facilement sans aucun recours à une traduction littérale. Les gens (enfants et
adultes) vont proposer ‘grand’, ‘ondulé’, etc.
Et évidemment les
images vont aussi aider à élucider d’autres éléments.
Traduction du couplet principal
Ensuite on va travailler tous ensemble sur le couplet principal ainsi que
le couplet de fin de chaque double-page, c’est-à-dire:
We’re going on a bear hunt
We’re going to catch a big one
What a beautiful
day!
We’re not scared.
Uh-oh!
…
We can’t go over it
We can’t go under it
Oh no!
We’ve got to go through it.
Trad littérale :
On va à la chasse à l’ours
On va en attraper un gros
Quelle belle journée!
On n’a pas peur.
Oh-oh!
…
On ne peut pas passer par-dessus
On ne peut pas passer par-dessous
Oh non!
On va devoir passer à travers
Le but étant que ces
phrases-là soient les mêmes pour tout le monde dans notre traduction
collective. Cette étape-là est la plus difficile, je trouve, parce qu’il faut
gérer plein d’idées à la fois, que c’est un peu abstrait et que les tout-petits
ont du mal à suivre. On regarde d’abord ce qui reste à élucider - en général,
grâce à la lecture + quelques compétences des plus grands ados et des adultes,
on a plus ou moins le sens sémantique en place. On peut expliquer certains mots
encore par la gestuelle (catch! Under/ over/ through), mais en général c’est
plutôt facile à comprendre.
Par contre, produire une traduction littéraire est assez complexe, parce que
les gens ont tendance à vouloir conserver la rythmique exacte de l'anglais, ce qui est
compréhensible (à ce stade-là, elle s’est imprimée dans leurs corps) mais en
français c’est difficile. Quoi qu’il en soit, j’essaie que ce soit le plus
court possible et idéalement ça se débloque grâce a quelqu’un qui a une idée de
génie.
Dans les photos de l’atelier que je montre ici, on avait trouvé cette version:
On part à la chasse à l’ours!
Le plus gros des ours!
Oh quelle belle journée!
Même - pas - peur.
Oh-oh!
…
Par-dessus, pas possible
Par-dessous, pas possible
Oh non!
Il faut les traverser!
On va ensuite scander/ performer ces couplets afin que tout le monde les
ait bien en mémoire. On a déjà fait une bonne partie du travail. Mais il nous reste
encore de gros ours à chasser…
Les deux vers et l’onomatopée
Chaque groupe va ensuite se retrouver avec juste 2 vers et une onomatopée à traduire: les 2 vers qui restent
sur chaque double-page, et l’onomatopée sur la suivante.
(version de l'album avec ces vers sur une seule double-page) |
Voilà les 6 groupes
que cela représente (s’il y a moins de groupes, évidemment, il faut sacrifier
des doubles-pages):
Uh-uh! Grass!
Long wavy grass.
Swishy Swashy!
Uh-uh! A river!
A deep cold river.
Splash splosh!
Uh-uh! Mud!
Thick oozy mud.
Squelch squelch!
celui-ci est toujours assez fun question traduction... |
Uh-uh! A forest!
A big dark forest.
Stumble trip!
Uh-uh! A
snowstorm!
A swirling whirling snowstorm.
Hoooo woooo!
Uh!-uh! A cave!
A narrow gloomy
cave!
Tiptoe!
Ici l’idée c’est que
chaque groupe traduise cela et ensuite l’intègre naturellement à la lecture
collective qui va être faite à la fin de l’atelier. Je passe dans les groupes
pour les éventuels problèmes de vocabulaire ou pour regarder ce qu’ils
proposent/ offrir des suggestions, mais l’idée est de donner aussi peu de
traductions littérales que possible. Ça va forcer les groupes à prendre des
libertés avec le texte pour privilégier la sonorité. Bien sûr, s’ils me sortent
que la boue est douce et fleurie, je vais recadrer un peu leurs perceptions,
mais en général tout le monde est plus ou moins dans les clous (en plus y a des
parents qui sortent en lousdé leur portable pour regarder sur Google Translate,
je cafte pas, mais je vous vois, tricheurs.)
Je passe aussi entre les groupes pour aider à la réflexion autour des inévitables
questions de choix de traduction. Par exemple river - est-ce une rivière, ou
autre chose? J’encourage tout le monde à créer des nuages de mots
autour de leurs deux vers. Rivière, fleuve, ru, ruisseau, torrent - on a beaucoup
de cours d’eau en français. Il faut aussi penser aux mots qui viennent
derrière. Un grand ruisseau glacé: charmante allitération. Un terrible torrent?
Un fleuve froid et profond? Et quand on le traverse, doit-on faire plouf plouf,
ou splish splash, ou… glagla?
Travail collectif inter-âges
Le fait que ce soit un atelier inter-âges veut dire que les adultes ou les
ados à chaque table prennent beaucoup en main la séance avec leurs enfants ou ceux qui se
trouvent là, ce qui est impossible dans une classe de primaire par exemple -
c’est pourquoi je ne ferais pas cet atelier de cette manière-là avec seulement
des tablées d’enfants. On a de facto un encadrement informel, et en plus les
parents deviennent souvent un chouia compétitifs, ce qui mène a une énergie collective
fort appréciable.
Quand il y a des tout-petits qui ont du mal à gérer une heure et demie de réflexion
littéraires et linguistiques, c’est utile de leur dire qu’ils ont pour mission
d’illustrer le texte réalisé par les plus grands ou les parents. Comme ils vont
chacun repartir avec leur version, celui ou celle qui s’ennuie a le droit –
non, le devoir ! - de gribouiller.
Je trouve intéressantes les dynamiques qui s’organisent assez naturellement dans les
familles ou entre personnes qui ne se connaissent pas. Les rôles se divisent:
toi tu écris, elle elle cherche les mots, lui il trouve le rythme, moi je le
teste en tapant sur la table… Ça se distribue, se modifie, etc., jusqu’au
moment où il est temps de lire le texte en français.
Lecture finale
Enfin, on relit entièrement le texte avec une
performance collective similaire à celle du début, mais en français cette fois. On
répète d’abord, pour se les remettre en tête, les vers qui sont les mêmes pour
tout le monde. Et puis on va recommencer la lecture, et chaque groupe, quand
c’est son tour, va scander tout seul les vers qu’ils ont traduits. Comme c’est
dans la dynamique de la lecture, tout le monde va les répéter, donc ils vont
être assimilés de manière naturelle dans la performance.
Et puis c’est fini! On
se ré-applaudit, beaucoup même, parce qu’on a traduit tout cet album sans
parler un mot d’anglais et c'est grave classe.
(Les plus perspicaces auront noté que les dernières double-pages (le climax de l’album!)
restent non traduites. Je rêve d’un atelier assez long pour permettre d’aller
jusqu’au bout, mais pour l’instant ça ne s’est pas encore présenté. Je pense
qu’il faudrait 2 heures et 1h30 c’est déjà difficile pour les tout-petits. Avec
des adultes et enfants de 10 ans et plus, ça irait peut-être).
P’tit résumé
Je vois plusieurs grands intérêts à ces ateliers de traduction inter-âges:
1) Sociaux,
familiaux, amicaux etc.: je suis persuadée qu’ils renforcent la complicité
entre adultes, enfants et ados, qu’ils se connaissent déjà ou non. En ceci, ils
sont comme toute activité intergénérationnelle de qualité.
2) Mais aussi par ce qu’ils permettent de véritablement déhiérarchiser les
compétences entre enfants et adultes. Comme personne n’a la bonne réponse, tout
le monde a légitimement le droit de proposer des solutions. Et comme on n’a pas
besoin de savoir lire, juste d’avoir une imagination poétique et un sens de la
sonorité, les enfants, même petits, sont très bien placés pour contribuer.
La
notion d’incompétence linguistique, qui est au cœur de beaucoup de réflexion
dans le monde universitaire pour ce qu’elle implique de découragement, de honte
ou de culpabilité, est ici complètement dédramatisée, voire revendiquée comme
élément central du travail collectif.
3) En même temps, le fait d’avoir des adultes et des grands ados sur place veut dire
aussi, comme je l’ai mentionné, qu’on distribue l’encadrement de manière
informelle et très naturelle. Ça laisse les mains libres à l’organisateurice pour
passer d’un groupe à l’autre et s’attarder sur ceux qui ont besoin de davantage
d’aide.
4) Comme ces ateliers ont tendance à se tenir en-dehors des structures éducatives classiques, c’est vraiment
une occasion en or pour la vulgarisation de la traduction comme pratique
d’écriture créative. La plupart du temps, les parents ne savent pas trop à quoi
s’attendre et le ‘message’ passe très bien: beaucoup disent qu’ils n’avaient
jamais réfléchi aux processus de traduction littéraire et ne savaient pas que
ça pourrait être aussi fun.
5) Lié au point
précédent: de tels ateliers, me semble-t-il, désacralisent de manière très
intéressante, au sein même des familles, l’apprentissage des langues. On passe
d’une vision de cet apprentissage comme entreprise difficile, sérieuse et
ennuyeuse, à une vision beaucoup plus ludique et créative.
Annexe: matériel
nécessaire
Ce sont des ateliers qui sont assez onéreux en matériel. Pour un atelier
comme celui-là, on a besoin d’un exemplaire de l’album par groupe, et aussi
plein de feuilles, de feutres, de stylos, de papiers de couleur etc. Il faut
vraiment occuper les mains des enfants et que les plus grands aient le texte de
base sous le nez, puissent tourner les pages etc.
Pour ce qui est du
lieu, c’est vraiment important d’avoir des tables, et qu’il y
ait assez de place pour que les performances puissent être accompagnées de
mimes, gestes, etc.
C’est tout pour today les ami.es. Au passage, merci chaleureux
aux nombreuses personnes qui m’écrivent, étant tombées sur ces billets. Je sais
que je ne les produis pas à la vitesse de la lumière, mais c’est parce que, d’une
part mon prochain roman, d’autre part mon projet de recherche actuel, m’occupent
beaucoup, et c’est sans doute de ce dernier dont je vous parlerai la prochaine
fois.
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