samedi 8 octobre 2011

Faire le deuil du chef-d'oeuvre


J'en ai discuté avec d'autres auteurs et il me semble que c'est LE conseil le plus avisé qu'on puisse donner à un écrivain débutant: Fais le deuil du chef-d'oeuvre. Prends ton temps et tes voilettes, mouche-toi un bon coup, mais fais ton deuil.

Le problème, c'est que les écrivains sont généralement des gens de goût qui aiment profondément la littérature et surtout les chefs-d'oeuvre. Mais ce qui les différencie des autres gens de goût qui aiment profondément la littérature et surtout les chefs-d'oeuvre, c'est qu'ils voudraient bien en écrire eux aussi.

Et c'est là que s'ouvre le gouffre abyssal entre Crime et Châtiment et ton histoire de 150 pages bien fun dans un quartier bobo, ou entre A la croisée des mondes et ton conte pour enfants tout mignon où il y a une fille qui perd sa chaussette droite.

Le souci c'est qu'on vit dans un monde où on essaie de nous convaincre que les chefs-d'oeuvre jaillissent tout faits tels Athéna en armure du crâne génial d'artistes qui le font limite pas exprès. Evidemment, c'est moins médiatique de parler des 19 livres en tous genres écrits et publiés par Philip Pullman AVANT A la croisée des mondes.

La triste vérité c'est que de ceux qui passent 10 ans à planifier un chef-d'oeuvre et encore 10 ans à l'écrire, 99% ne le verront jamais publié (dont un ou deux parce qu'ils se seront pendus avant), et 1% le verra publié et vaguement applaudi par deux intellos. Je ne compte pas J.K. Rowling car chacun sait qu'elle appartient aux sphères divines de l'Absolu.

Les vrais gagnants sont ceux qui papillonnent, qui écrivent ce qui leur tente, en s'essayant à tout et en se disant que c'est déjà pas mal de finir un bouquin: ceux qui ont fait le deuil du chef-d'oeuvre. Il faut (malheureusement ou heureusement) du temps et de l'exercice pour trouver un style et une voix, pour développer son écriture. Il faut se décomplexer: on a le droit de ne pas écrire des chefs-d'oeuvre. On a le droit d'écrire des livres drôles, inconséquents, intéressants, mémorables, magnifiques et adorables qui ne seront jamais au programme du bac.

Bref, il faut faire le deuil de la saga familiale par temps de guerre qui est en fait une réécriture de l'Enéide et réinterprète la morale kantienne subsumée par un réseau de références complexes à Sophocle, Goethe et Cocteau.

Ca ne veut pas dire qu'on n'écrira jamais de chef-d'oeuvre. En fait, on a beaucoup plus de chances d'en écrire un après une vie bien remplie de toutes sortes d'écritures, plutôt que du premier coup comme ça après 35 ans de sang, de sueur et de larmes à griffonner de complexes généalogies dans son grenier.

Personne ne s'attend à ce qu'un mec qui a super bien réfléchi aux aspects techniques et métaphysiques du 100m mais qui a à peine couru de sa vie vienne dépasser Usain Bolt aux prochains Jeux Olympiques. Pareil pour nous. Plus on veut faire un chef-d'oeuvre, plus on se complique la vie; plus on se complique la vie, plus on planifie; plus on planifie, moins on écrit -

Moins on écrit, moins on écrit.

6 commentaires:

  1. Je ne sais pas de quoi tu parles, car moi je n'écris QUE des chefs-d'oeuvre.
    ^^
    Blague à part (t'as eu peur, jusqu'ici, non ?), j'adore ton article, c'est tellement vrai, tellement important et tellement bien écrit.
    Un chef d'oeuvre d'article, en fait.
    si si.

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  2. Quand meme, je trouve que tu nous sert cette lugubre funéraille un peu trop tot. Si je me base sur la longévitée de ta Grand-Mère maternelle qui a eu 82 ans bien tapés cette année, tu as encore plus de 60 ans de joies et d'angoisses quotidiennes devant toi avant de retourner plumes et encriers au Bon Dieu de la création litéraire!

    Oui, il est bien vraie que Françoise Sagan a publié "Bonjour Tristesse" à l'age tendre de 18 ans en '54, et que Carson McCullers n'avait que 22 ans lorsque son premier roman "The Heart Is a Lonely Hunter" fit une révolution critique et commerciale en millieux litéraires Américains en Juin '40...

    Mais sache aussi que Marguerite Yourcenar a publié so magnum opus "Mémoires d"Hadrien" à l'age de 48 ans en 1951; que l'Américaine Katherine Ann Porter a publié son merveilleux roman "Ship Of Fools" a l'age de 72 ans! que "On Photography" de Susan Sontag est paru après son 44ième anniversaire !

    Il y a aussi, pour ne nommer qu'une de mes légendes adorées, l'infirmière Américaine Mary Roberts Rinehart (1876-1958) qui, à l'age de 27 ans publiait 45 nouvelles pour sauver sa famille de 4 enfants + 1 mari de la ruine financière... En 1907 à 31 ans, elle écrie le légendaire roman crime-et-mystère "The Circular Staircase" (Publié 1908)... En 1929, elle soutient la création de la maison d'édition "Farrar & Rinehart" lorsque ses deux fils, Stanley M. et Frederick R. Rinehart, avec John Chipman Farrar quittent la maison "Doubleday, Doran". Marie Robert Rinehart publie dès lors tous ses titres chez F&R.

    (John Farrar, enfant térrible litéraire bien sur, en 1926 se maria avec la pionnière des crossworld puzzle Margaret Petherbridge. Il fonda aussi en 1946 la maison d'édition qui aujourd'huit est la bien nomée "Farrar, Straus et Giroux".)

    La vie est pleine de bonnes surprises !

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  3. C'est comme toujours drôlement juste et drôlement bien dit !

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  4. Bonjour Clémentine !
    J'ai découvert ton blog cet été grâce au lien du Wonderblog d'Alice (merci Alice !) et je décide aujourd'hui de te glisser (à ses côtés !) dans mes favoris ! Ca fait tellement de bien de lire vos articles à toutes les deux sur la littérature ... j'adore ! Et promis je vais aussi aller découvrir tes livres !

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  5. Oh, merci beaucoup Emilie! (Et Alice!!!)

    Je suis ravie que mes articles te plaisent!

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