mercredi 19 février 2014

La qualité du silence

Pour un auteur jeunesse, les interventions en classe en primaire n'ont rien à voir avec les interventions en classe au collège-lycée. L'école primaire, c'est les Bisounours: les enfants sont enthousiastes, loquaces, pétillants, sans inhibition. Ils vous mangent du regard, ils sont sur le bord de leur chaise. On en ressort tintinnabulante, avec une estime de soi et une taille des chevilles fraîchement triplée.

surtout quand ils vous font des gâteaux à l'effigie de votre livre et avec les initiales de votre nom #crâneuse

Le collège-lycée, c'est différent. Il se passe quelque chose dans ces quelques premiers mois à l'entrée en sixième, et pof! - on le voit déjà au deuxième trimestre, quand on passe la porte de la classe. La méfiance, la défiance - les élèves vous toisent, échangent des regards, des petits sourires sarcastiques. Ils ne répondent pas tout de suite aux questions, ou alors ils y répondent par de petites provocations.

eh madame Thomas il vous trouve bonne... (RIRE GRAS) nan mais en écriture je veux dire! (HARHARHAR)

Et puis si on fait bien les choses, si on leur montre qu'on est de leur côté, alors au bout de cinq ou dix minutes l'ambiance se détend et là on peut faire des choses vraiment intéressantes - et rigoler ensemble, et parler de sujets sérieux, les laisser parler d'eux, les écouter.

Pas du tout la même dynamique, donc, et on ne s'adresse pas à une classe de primaire comme on s'adresse à une classe de collège. En particulier, alors que je conclus souvent mes visites de classe de primaire par une lecture à voix haute d'un de mes textes, il ne m'était jamais venu à l'esprit de faire de même pour les classes de collège-lycée.

A un déjeuner lors d'un salon, l'année dernière, je discutais avec un autre auteur qui m'a suggéré de le faire. Il m'a dit que les ados aimaient qu'on leur fasse la lecture à voix haute. Je n'y ai pas cru une seconde - j'ai fait la fille polie ("Ah! Comme c'est intéressant!") tout en me disant intérieurement qu'il était totalement déconnecté de la réalité et que les ados à qui il faisait la lecture devaient se sentir insultés d'être traités comme des bébés.

CECI N'EST PAS UN ADO
Coïncidence, cependant: lors de la visite de classe de 4e que j'ai faite l'après-midi suivant cette conversation, la prof de français m'a dit devant toute la classe: "Les élèves voudraient beaucoup que vous leur lisiez un passage de votre livre." Livre (La pouilleuse) qu'ils avaient déjà lu (= étaient censés avoir déjà lu).

Je n'allais pas me défiler, vu que c'était la prof qui l'avait demandé et moi j'obéis toujours aux profs, mais je pensais encore une fois que c'était une élucubration d'adulte: les ados, me disais-je fermement, n'aiment pas qu'on leur fasse la lecture.

J'avais (évidemment) complètement tort. A peine avais-je commencé à lire que j'ai remarqué la qualité extraordinaire du silence qui s'était fait. Ils regardaient dans le vide, ou leurs pieds, ou leurs mains. Ils n'avaient pas l'air particulièrement hypnotisés ou émus, mais ils étaient silencieux et à l'écoute.

Quand j'ai eu fini de lire quatre ou cinq pages et que j'ai trouvé un moment où m'arrêter, il y a eu quelques secondes de silence supplémentaire, comme un flottement. Et ensuite ils ont recommencé à bouger, et certains ont dit faiblement, "Encore un peu...".

J'étais stupéfaite, d'abord parce que je n'aurais jamais pensé que des collégiens ou des lycéens aiment qu'on leur lise des textes à voix haute, et ensuite par cette qualité d'écoute que je n'avais jamais trouvée chez des élèves de primaire. Je pense qu'en primaire, les enfants sont tellement habitués à ce qu'on leur lise des textes à voix haute que ce n'est pas vraiment spécial pour eux.

Mais les collégiens et lycéens perdent vite l'habitude. L'habitude de se retrouver dans une situation où il n'y a rien d'autre à faire que d'écouter chaque mot l'un après l'autre, chaque phrase dans sa musicalité et son rythme. Du coup, quand on le fait, c'est quelque chose "d'à nouveau nouveau" pour eux.

Depuis, je lis à voix haute des passages de mes livres à chaque fois, ou presque, que je fais des interventions en collège ou en lycée. Il se passe toujours quelque chose. Je suis sûre que les profs de français en ont conscience, et je me demande combien d'entre eux se servent de cette qualité extraordinaire d'écoute pour leur lire des textes qu'ils ne liraient pas d'eux-mêmes avec tant de concentration, avec rien d'autre à faire.

Au risque peut-être, bien sûr, de désactiver peu à peu le sortilège...

7 commentaires:

  1. Purée, je suis comme toi "avant" !
    Va falloir que je change ça derechef ! Je veux goûter à ce silence que tu décris si bien !!!

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  2. vrai ! A chaque fois ça marche. et t'sais quoi ? Même en quatrième, ils aiment aussi qu'on leur lise ... un album ;)
    si si

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  3. Daniel Pennac le décrit pourtant dans son livre : comment face à une classe d'ados désabusés il décide de passer l'heure de cours de francais à leur lire un livre. Choisissant des histoires passionnantes (il commence par "Le parfum" de Suskind, dont la tirade de la puanteur qui débute l'histoire les accroche, forcément), ils écoutent en effet religieusement (même si certains s'endorment).

    Forcément ils sont frustrés quand la cloche sonne en pleine action, et plutôt qu'attendre la semaine suivante ils... se mettent à lire le livre, ce qu'ils n'auraient jamais fait si on le leur avait demandé !!

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  4. Exactement j'ai tout de suite pensé à "comme un roman" dans lequel Daniel Pennac explique si bien cela ... J'ai pu moi-même l'expérimenter dans des classes de lycées, notamment au lycée Europole où nous vous attendons avec impatience Clémentine lors du prochain Printemps du livre de Grenoble ! A bientôt ! Béatrice (bibliothécaire)

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