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jeudi 26 juillet 2018

A distance!

Tu y crois, toi, que ça fait depuis le 16 mai que je n'ai rien écrit sur ce blog? Je promets que je n'ai pas chômé depuis, c'est sans doute ce qui justifie cet ingrat abandon. Je vais m'y remettre, je le jure, car j'ai dix mille news en attente.

Dont celle-ci...


L'école Les Mots, ça vous dit quelque chose? C'est une école d'écriture fondée par Elise Nebout et Alexandre Lacroix, et j'avais déjà eu l'occasion de faire des ateliers d'écriture là-bas l'année dernière.  Les locaux, dans le 5e arrondissement de Paris, sont supersublimes et mégabienplacés, mais imagine que tu es, comme moi, une femme heureuse et épanouie, et néanmoins résidente de la grande province de Tréloin-sur-Paparisienne? Comment tu fais?

Eh bien, ils ont pensé à tout. On vous propose un atelier d'écriture à distance, de 10 semaines, entre le 27 août et le 29 octobre de cette année. 

En voici la description:

UN ATELIER À DISTANCE, COMMENT ÇA MARCHE ?
C’est simple : chaque lundi, vous recevez dans votre boite email un exercice d’écriture proposé par Clémentine Beauvais, autour du thème qu’elle a choisi, « Ecrire l'enfance ». L’exercice, portant sur la prose et la narration, est à faire chez soi. Il s’agit donc d’un atelier où l’on écrit quand on veut, dans le train, tard la nuit, tôt le matin… mais en solitaire. Le vendredi, vous envoyez votre texte et Clémentine vous fait un retour personnalisé sur les points forts et les points faibles du texte, en vous donnant des conseils pour la suite. L’idée étant bien sûr de progresser… Par ailleurs, à travers un groupe Facebook, vous pouvez partager vos textes avec les autres participants de cet atelier à distance, et lire les leurs, rejoignant ainsi la petite communauté des « élèves » de Clémentine.

Et mon atelier à moi, il est sur ce sujet-là, qui m'intéresse un peu, comme vous le savez:

ÉCRIRE L'ENFANCE

« Un soir, Max enfila son costume de loup. Il fit une bêtise, et puis une autre...»
(Max et les Maximonstres, Maurice Sendak)
« Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. »
(L’Opoponax, Monique Wittig)

Essayer d’écrire l’enfance, c’est toujours louvoyer entre deux écueils : l’un, une mauvaise imitation d’une voix enfantine, faussement légère, pseudo-naïve ; l’autre, une voix didactique, adulte, surplombante et donc… plombante. Qu’on ait pour lectorat principal des enfants ou des adultes, rendre avec justesse la complexe simplicité de cette singulière époque de la vie est un colossal – et passionnant – défi d’écriture.
C’est le défi fixé par cet atelier d’écriture de dix semaines, où l’on tentera de se hisser à la hauteur littéraire de l’enfance, et de trouver une ou des langues pour dire ce qui est in-fans – étymologiquement, sans langage – avec des exercices visant à l’écriture de textes jeunesse, ‘vieillesse’, ou les deux à la fois.


Venez donc suivre l'atelier si le coeur vous en dit et si la motivation y est: il va falloir écrire! Le nombre de places est très limité. Vous pouvez vous inscrire, et lire tous les détails supplémentaires, à ce lien!

A bientôt peut-être,

Clem

mardi 19 décembre 2017

Ecriture créative, Session 8: Tout mettre ensemble

Episode précédent ici!

On arrive au bout! (du trimestre...)



Dans ce dernier cours du trimestre (le neuvième étant réservé à des drop-ins, c'est-à-dire que les étudiantes viennent me voir dans mon bureau pour discuter de leurs évaluations qu'elles vont soumettre formellement en janvier), il a été question d'essayer de tout réconcilier. Tout? Oui, tout ce sur quoi on a bossé depuis le début: caractérisation, intrigue, style, temporalité, lieu: tous ces aspects là, y réfléchir tous à la fois.

Good luck with that.

Voyons comment on s'y est prises.

Préparation

Les étudiantes devaient lire et prendre des notes sur:

  • Nodelman, P. (1985). Text as Teacher: The Beginning of Charlotte's Web. Children's Literature 13(1), 109-127.


Elles devaient également apporter la première phrase - ou les premières lignes - d'un livre pour enfants ou adolescents, en évitant les plus évidents. Par 'les plus évidents' je voulais dire Harry Potter, mais aussi certaines 'premières phrases' hyper connues en LJ anglo, comme l'ouverture de Charlotte's Web, ou de I Capture the Castle.

Elles devaient, enfin, arriver avec 'une idée un peu concrète' pour un projet d'histoire, 'histoire' se référant ici à n'importe quel type d'histoire - album, conte, ou livre pour ados. Elles auraient besoin au moins des éléments les plus basiques: personnages centraux, lieu, temps, et grosso modo une intrigue, même mince pour l'instant.

Autres lectures suggérées:

  • Barthes, R. (1990). S/Z. Oxford: Blackwell.
  • Hescher, A. (2009). A Typology for Teaching Novel Incipits. AAA-Arbeiten aus Anglistik und Amerikanistik, 34(1).
  • In the Routledge Encyclopedia of Narrative Theory: Identity and Narrative; In Media Res;
Pourquoi cet accent, dans la liste de lecture et la préparation, sur les incipits?

Pour moi, il existe un moment d'un texte assez crucial où il faut réussir l'équilibrisme de 'tous les aspects à la fois': c'est l'incipit, le début, le commencement, en bref: l'exposition. Que ce soit pour un roman ou un album, l'incipit doit véritablement d'entrée de jeu informer le lecteur, subtilement mais sûrement, de quel type de texte il s'agit. Définir des attentes, quitte à les trahir. Construire un cadre, quitte à ensuite le détruire.

Donc, j'ai pas mal orienté cette session autour des incipits, même si comme on le verra on a commencé par un autre aspect: la caractérisation, et en particulier celle qui prend en compte l'intrigue.

Caractérisation et intrigue: le cas des 'fiches de personnage'

On a commencé la session en se demandant comment des aspects aussi disparates que l'intrigue, la caractérisation et le style (aspects dont nous avions traité les semaines précédentes que séparément) pouvaient se retrouver liés - mieux: devaient être liés ensemble, pour former un tout cohérent.

Tout d'abord nous nous sommes penchés sur le cas de l'étude de personnages, qui sont un moyen très utile de voir comment cette synthèse peut s'opérer. Je leur ai montré le tableau suivant:

Je suis désolée si c'est pas hyper clair (et en plus c'est en angliche); c'est un tableau qui cartographie, en plus des caractéristiques physiques et psychologiques d'un personnages, les éléments de sa personne qui ont trait à la voix du texte et à l'intrigue.

Les deux personnages que j'avais cartographiés étaient Jo March, des quatre filles du docteur du même nom, et Todd Hewitt, le héros de La voix du couteau de Patrick Ness, un bouquin que je n'aime qu'assez moyennement mais qui est plutôt intéressant de ce point de vue-là.

Le but d'un tel exercice est de montrer dans quelle mesure le protagoniste d'une histoire est le seul ou la seule personne à pouvoir vivre cette histoire. 

Je m'explique. Vous avez peut-être fait ce genre d'exercice de rédaction à l'école: 'Imaginez que Siméon Morlevent de Oh! Boy atterrisse aux côtés de Rémi dans Sans Famille. Comment réagirait-il? inventez-lui une aventure'. Ca paraît assez innocent comme exercice, mais de mon point de vue c'est en réalité assez problématique. L'idée de 'sortir' un personnage de 'son' histoire pour la transvaser dans une autre, ça sous-entend que le personnage peut 'vivre' hors de son histoire. 

Or, idéalement, un personnage est créé pour une histoire, et une histoire pour un personnage (ou plusieurs): la caractérisation du personnage doit porter en elle, organiquement, l'histoire; l'histoire doit avoir pour centre de gravité, organiquement, le ou les personnages. Un personnage n'est pas une personne que l'on transporte d'un univers à l'autre et qui préserve sa personnalité, comme une personne que l'on expatrierait. C'est une construction littéraire qui adhère entièrement - et artificiellement, bien sûr - à son monde. 

C'est assez compliqué à comprendre parce que dans la 'vraie vie', le monde ne tourne pas autour de nous, on a des éléments de notre personnalité qui nous semblent indépendants de nos actions (on se trompe peut-être, d'ailleurs...) et nos existences sont arbitraires dans une large mesure.

Mais un personnage est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu'une personne, car il ancre son monde. Son monde n'est rien sans lui. Même dans les histoires où le destin d'un personnage semble totalement arbitraire, cet apparent réalisme est en trompe-l'oeil, car évidemment c'est sur ce personnage-là que zoome l'oeil narratif pour parler de l'arbitrarité du destin. L'artificialité du personnage littéraire est indépassable et donc c'est un être nécessaire et non pas, comme nous autres, contingent à son monde.


Le personnage est donc créé pour une histoire et vice-versa et, personnellement, je pense qu'il faudrait s'en rappeler plus souvent, notamment lorsqu'on fait le choix pas toujours heureux de créer des suites à des one-shots.

C'est ce que j'essaie souvent d'expliquer quand on me demande s'il va y avoir une suite aux Petites reines. Mireille, Hakima et Astrid n'ont pas d'existence hors Petites reines. Je les ai créées pour une histoire en particulier: ce road-trip-là, dans ce but-là, avec ce ton-là, pour faire ce qu'elles avaient à faire. L'intrigue des Petites reines et les trois personnages ont été construits, développés, ensemble, de manière entièrement dynamique, organique.

Inventer une suite aux Petites reines, dans la mesure où les trois filles n'ont été créées que pour Les petites reines, ce serait devoir retrouver une intrigue qui adhère aussi parfaitement aux personnages, et ce serait (de mon avis) fondamentalement impossible.

Attention, ce n'est pas toujours le cas. Il y a des personnages qui sont créés spécifiquement dans le but de pouvoir vivre des tas d'aventures différentes, potentiellement indéfiniment. C'est le cas, par exemple, de personnages de séries épisodiques comme Tintin, Fantômette, etc. On en reparlera le trimestre prochain où on aura une session spéciale sur les séries.

Mais les personnages de one-shot, chez qui l'intrigue 'est' la caractérisation, qui portent en eux l'histoire et que l'histoire porte en eux de manière fondamentale et intime, ceux-là sont là pour ça et, de mon avis du moins, il est plutôt toxique d'essayer de les arracher de leur histoire, comme s'ils en étaient détachables suivant les pointillés.

C'était du moins l'idée que j'essayais de transmettre à mes étudiantes, en leur faisant prendre conscience de l'importance capitale, donc, d'imaginer ses personnages in situ et pas seulement séparément de leurs actions dans l'histoire.

Pour ce faire, certain/es auteur/es font des fiches de personnage. Personnellement, je n'en fais jamais, mais j'ai jugé utile de montrer à mes étudiantes de quoi il s'agit. On a donc passé un petit moment à commenter les fiches de personnages suivantes:

Mirintala
NOTE: j'ai trouvé ces fiches en ligne et il n'est pas toujours possible de savoir exactement d'où elles viennent, qui les génère. J'ai mis le lien en hypertexte quand j'ai trouvé la source, sinon, désolée - si vous en êtes l'auteur/e, dites-le moi et je vous créditerai...

NOTE 2: J'ai la flemme de tout traduire sorry


Ces deux premières fiches, comme vous pouvez le voir si vous lisez l'anglais, sont extrêmement (voire effroyablement) détaillées. Il y a de très nombreuses indications physiques et psychologiques, ainsi que des éléments biographiques pour chaque personnage, et des questions plus existentielles (qu'est-ce qui fait le plus peur au personnage?, etc.) censées aider l'auteur/e à déterminer les comportements possibles d'un personnage qui fait face à tel ou tel élément de l'intrigue.

Là-dedans on a surligné ce qui constitue, dans ces fiches de personnages, des éléments statiques ou dynamiques du personnage. En d'autres termes, des caractéristiques stables, et donc principalement de l'ordre de la description (il a les yeux bleus, elle a trois soeurs, etc.) et des caractéristiques dynamiques, c'est-à-dire qui sont susceptibles soit d'évoluer elles-mêmes, soit de faciliter une évolution du personnage à travers l'histoire. 

Par exemple: 'ce qui fait le plus peur au personnage' peut tout à fait être un élément dynamique. On peut baser une intrigue entière sur l'accoutumance ou le dépassement d'une peur (cf. Harry Potter), ou on peut utiliser une peur pour faire bouger l'intrigue (ex. Robert Langdon dans la série de Dan Brown est claustrophobe, caractéristique utilisée de manière absolument compulsive par l'auteur quand il n'a plus d'inspiration pour tel ou tel épisode de l'intrigue.)

On est ensuite passé à d'autres types de fiches de personnage, moins 'fiche d'identité' et plus 'questionnaire de Proust':

apparemment @writersblock

Cette série de questions, caractérisées comme 'les plus basiques' de la création de personnage, exige que l'auteur/e sache, par exemple, 'ce que pense votre personnage du sexe', 'comment l'image que  votre personnage tente de projeter diffère de la manière dont les autres le perçoivent', etc. On a parlé de la valeur de ce type de question comme exercice d'imagination, mais en se méfiant de l'aspect catégorique, un peu totalitaire, de l'assertion qu'il s'agit d'un questionnaire 'basique'. Et évidemment en LJ il y a d'autres questions à poser, et à ne pas. Perso j'ai pas trop envie de savoir ce que Petit Ours Brun pense du sexe.

*c'est un gentil galopin* VEUX PAS SAVOIR J'AI DIT *coquin câlin câlin coquin* CHUT
Pour parler justement des différentes attentes selon les genres, médias, audience etc., on a ensuite étudié une autre fiche personnages:

Fyuvix
Celle-ci est assez intéressante (elle est très populaire sur Deviant Art) car elle propose de calibrer non pas un seul personnage mais tout un casting de personnages, dans le but d'évaluer si leur ensemble est assez coordonné ou équilibré. Le principe: on inscrit chaque personnage dans la case du haut, puis on 'note' ses différentes caractéristiques, négatives et positives. Puis on fait le compte, à la fois pour chaque personnage et, du coup, pour l'ensemble.
'Pour une gamme de personnages équilibrée', nous informe le créateur de la fiche, 'il est important d'avoir toute une gamme de types de personnages. Le personnage principal doit être lui-même presque parfaitement équilibré, les personnages secondaires les plus importants doivent être bien équilibrés, et le reste des personnages peuvent être dans les extrêmes. Evitez les extrêmes pour les personnages principaux.'
Ce type de fiche, très catégorique, est cependant très intéressant car il montre à quel point la construction d'un ensemble choral de personnages peut (ou peut-être doit) s'envisager comme fondateur de l'intrigue en tant que telle, surtout lorsqu'il s'agit d'un genre très codifié (on devine que ce type de fiche est particulièrement utile pour des sagas, ou des histoires avec de très nombreux personnages).

Et l'idée d'un calcul presque mathématique de 'l'équilibre' d'une communauté de personnages n'est peut-être pas toujours applicable mais elle n'est pas fondamentalement idiote. Il est certain qu'un roman dont les personnages ont tous des caractéristiques extrêmement négatives sauf le personnage principal va être narrativement radicalement différent d'un roman où les rôles sont distribués de manière plus 'égale', et qu'à ces distributions différentes vont correspondre des attentes génériques différentes. Le calcul n'est qu'une manière parmi d'autre d'en rendre... conte.

Enfin, on a passé un peu de temps avec la fiche ci-dessus. Il s'agit d'une fiche qui ne se concentre pas véritablement - ou pas seulement - sur les propriétés 'statiques' des personnages, mais sur la manière dont ils se développent au travers d'une histoire. J'ai laissé aux étudiantes une dizaine de minutes pour cartographier sur cette fiche évolutive le personnage central de l'histoire qu'elles avaient chacune apportée avec elle. Bien sûr, pour certaines l'intrigue entrait assez malaisément dans les cases - et tant mieux - mais pour d'autres, ce cadre strict s'est révélé être une aide pour définir à la fois les contours psychologiques du personnage - que gagne-t-il, que perd-il, au travers de l'histoire? - et les contours structurels de l'intrigue - comment s'appuie-t-elle sur le personnage?

Incipits

Nous sommes ensuite passées à la deuxième partie du cours, qui concernait les incipits.

On a commencé par une discussion de groupe sur ce que les ouvertures/ incipits/ débuts d'histoires cherchent à accomplir, et comment ils le font.

Ce qui est génial, c'est qu'avec vous, Français/es adoré/es - je sais pas si on vous gave aussi de la même chose à l'école, autres francophones du monde ? - je n'ai pas à vous le dire, parce qu'étant passé/es par l'école de la République vous savez très bien A Quoi Sert Une Scène d'Exposition: présenter lieu, action, personnages, etc. Ca paraît évident hein? Tiens. Attends de demander à des Britiches à quoi ça sert une scène de début. Tu demandes ça, on dirait une poule qui a trouvé un couteau. Une scène de début? ben! à débuter! enfin, à... mais! comment le savoir? C'est une question qui doit rester pour toujours sans réponse.

Bref, on a bien eu de la chance avec nos profs de français, alors tais-toi et mange ta soupe alphabet en épelant correctement l'archéoptéryx, recroquevillé au coeur d'un capharnaüm de clavicules éparpillées dans le diaphane poudroiement crépusculaire du mézozoïque, contemplait avec stoïcisme son existence s'en allant à vau-l'eau.

Point à la ligne.

Alors donc on a parlé des débuts en LJ et ailleurs, et on a convenu qu'ils pouvaient présenter ces choses-là - intrigue, personnages, lieu etc. - mais qu'ils pouvaient aussi ne pas, mais qu'il fallait quand même y réfléchir un minimum, et j'ai introduit le concept d'éléments présents et d'éléments latents, ou potentiels, que peut présenter un début d'histoire.

C'est assez important il me semble cette distinction entre éléments présents et éléments latents au tout début d'une intrigue, dans les scènes dites d'exposition. Un incipit de roman qui ne présente que des éléments déjà présents ('Il était une fois un petit garçon prénommé Norbert, et Norbert vivait dans une grande maison blanche à fleur de colline, et il avait une soeur, un frère et de gentils parents', etc.) tend à être descriptif et peu excitant. Il ne donne pas envie de continuer parce qu'il nous fait entrer dans un univers donné au sens propre du terme; déjà là, statique, à disposition.

A l'inverse, un début qui ne présente que des éléments latents ou potentiels peut être déstabilisant et agaçant. Imaginez une intrigue qui commencerait par:
'Par la barbe de Croûtonus Maximus!' s'écria Norbert en se retournant vers sa grand-mère. 'Un deuxième Tchernobyl, ici?' 'Oui,' confirma gravement la vieille dame en caressant l'horrible cicatrice qui ornait sa corne gauche. Norbert fronça ses lourds sourcils d'acier. Comment était-ce possible? Une explosion de cette taille aurait sans doute réveillé tous les monstres de pierre qui... depuis que... non! la pensée était trop atroce. Il fallait prévenir Gertrude.
Là grâce à ce puissant kamoulox je vous ai tous perdu/es car vous n'allez avoir la patience de continuer à lire que si vous avez sérieusement confiance en moi pour vous apporter une explication potable.

C'était l'objet des deux citations suivantes, que j'ai données à décortiquer à mes étudiantes (ma traduction):

Lorsque l'on décode les premières lignes, phrases, pages d'un texte, on commence à développer schématiquement un cadre dans lequel ce qui va suivre pourrait se positionner. Tout cela implique que ces mots, arrangés sur la page selon certains motifs et certaines séquences, portent en eux le potentiel d'une expérience raisonnablement unifiée ou intégrée, ou au moins cohérente. Certaines attentes naissent dans notre esprit concernant le style, le sujet, les idées, les thèmes, le type de texte qui va suivre. Chaque phrase, chaque expression, chaque mot, va signaler certaines possibilités et en exclure d'autres, limitant ainsi l'horizon des attentes. ... Tandis que la lecture progresse, l'attention va se fixer sur les résonances ou les conséquences résultant de la satisfaction, ou de la frustration, de ces attentes.

Rosenblatt, L. (1978). The Reader, the Text, the Poem: The Transactional Theory of the Literary Work. Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois Univ. Press, p.54.
Cette citation de Louise Rosenblatt (une grande théoricienne de la reader-response theory) est très intéressante parce qu'elle montre à quel point un début d'histoire c'est avant tout, non seulement la mise en place de paramètres de lecture, mais de plus la délimitation - et donc inévitablement la limitation - des attentes lectorales. 

Un début met autant en oeuvre des attentes qu'il en élague d'autres. Au début de Songe à la douceur, j'élimine assez clairement pour le lecteur la possibilité qu'il s'agisse d'un roman de zombies, tout autant que je mets en place des attentes qu'il s'agisse d'une romance. Ce faisant, j'établis les paramètres et les limites de mon pacte fictionnel et j'estime qu'il est de la responsabilité du lecteur de comprendre qu'il va être frustré s'il s'attend à des zombies.

Après, je peux toujours choisir d'introduire des zombies plus tard, mais pour que ce ne soit pas totalement imbécile il y a intérêt à avoir une sacrée justification, parce qu'avec un premier chapitre comme celui-là il va falloir faire faire au lecteur un sérieux effort de reparamétrage des attentes.

Le second extrait est du théoricien de la littérature Jonathan Culler:

Notez ce qui se passe avec les ouvertures des romans: les présupposés logiques y jouent un rôle important, en tant qu'ils sont les éléments de base de certaines stratégies herméneutiques (NB: ça veut dire 'stratégies d'interprétation'). Le garçon se tenait près de l'objet étrange, prétendant que rien ne s'était passé, implique un réseau très riche de phrases précédentes, et s'il s'agissait d'une phrase d'ouverture dans un roman ou une histoire ce serait - par le poids même de ce qu'elle présuppose - un début in media res, qui programmerait notre lecture comme entreprise de découverte des éléments de ce texte 'précédent'. Quel garçon? Quel objet? Que s'est-il passé?

Logiquement, la phrase d'ouverture qui contient le moins de présupposés, c'est quelque chose de l'ordre d'Il était une fois un roi qui avait une fille. Pauvre en présupposés logiques, cette phrase est extrêmement riche en présupposés littéraires et pragmatiques. Elle lie l'histoire à tout un réseau d'autres histoires, l'identifie à des conventions d'un genre en particulier, nous commande d'adopter une certaine attitude à son égard (elle garantit, ou du moins implique fortement, que l'histoire va avoir un but, une morale qui gouvernera l'organisation des détails et de l'intrigue). La phrase sans présupposé est un puissant opérateur intertextuel.
Culler, J. (1982) The Pursuit of Signs. Ithaca: Cornell Univ. Press, p.115.
Je ne vais pas trop m'attarder là-dessus parce que c'est assez clair. On a parlé de ces deux extraits, et puis on a discuté des problèmes que ça engendre: comment assurer un équilibre entre mise en place des attentes, et ouverture vers des possibilités non envisagées? Entre éléments statiques et latents? Entre un début trop descriptif et un début in media res, potentiellement perturbant? Etc.

Pour compliquer encore l'affaire, je leur ai fait un petit topo sur les débuts 'clichés' en LJ.

Comme n'importe quelle personne ayant travaillé à la pile des manuscrits dans une maison d'édition vous le dira, il y a un certain nombre de débuts que l'on voit tout le temps en LJ, surtout d'ailleurs en littérature ado, et qui sortent par les trous de nez des éditeurs et des éditrices. Mon agente et d'autres éditrices m'ont maintes fois confirmé qu'elles soupirent fortement par les naseaux quand elles ouvrent un roman qui commence:
  • par l'héroïne ou le héros qui se regarde dans le miroir et s'autodécrit ('Avant de partir pour le collège je me suis regardée dans la glace: oui, toujours moi, Molly Mollard, 13 ans, cheveux châtains tout plats, yeux verts', etc.) Il est vrai que c'est une pratique fort ordinaire, je ne vous dis pas le temps que je réserve chaque jour à ma propre autoregardation, '18 décembre, c'est encore moi, Clémentine Beauvais, 28 ans,' etc., et je suis sûre que vous faites la même chose pour bien vous assurer que vous n'avez pas été remplacé pendant la nuit par Carlos ou par Marie-Ange Nardi.
  • par un rêve, surtout raconté d'une manière bizarrement hachée et monosyllabique, comme on ne raconte absolument jamais les rêves. ('La bête. Tout près. Sa respiration... Qu'est-ce que?! Bastien transpirait. Courait. Pieds. Main. Des arbres! Si près. La maison de son oncle. Non! Pas Marie-Ange Nardi et Carlos! assoiffés de sang. ... Bastien se réveilla en sursaut.')
  • par un personnage qui se réveille et va manger son petit déjeuner. ('Dring! Le réveil sonna. Encore une journée normale pour Bastien, qui descendit manger son petit déjeuner. La confiture était rouge vif et il avait très faim de chocolat chaud. Sa petite soeur grignotait une biscotte.') Conseil général: Cut to the Chase (va directement à l'action. On s'en fout de son moment Ricoré.)
  • par une conversation très longue et très bofement utile pour l'intrigue entre des personnages s'envoyant des vannes ('Hé, Bastien!' hurla Clarisse. 'C'est vrai que ta mère elle ressemble à Marie-Ange Nardi?' 'Et toi elle ressemble à Carlos!' dit Bastien. 'Et toi, à la mère de Carlos!' lui répondit Samuel. 'La mère de Carlos c'est Françoise Dolto, alors on voit bien que t'y connais rien!' répliqua Candice. 'Je sais pas c'est qui Françoise Dolto!' s'écria Bastien. 'Et moi je sais pas c'est qui Marie-Ange Nardi!' répondit Candice. 'Et moi Carlos!' répondit Bastien. 'Pourquoi cette auteure nous fait citer des personnalités des années 90?' demanda Samuel. 'Je sais pas, elle est partie dans un trip j'ai pas compris!' répondit Bastien. Etc.)
Bien sûr, ces débuts-là, y en a qui ont essayé, et ils ont pas eu de problèmes. C'est possible. Mais ça vaut la peine de savoir qu'en écrivant un début comme ça on s'expose au risque d'un cliché.

Sur ces bons conseils de quoi-éviter, on a observé trois phrases d'ouvertures de roman:
  • ‘Once there was a dark and stormy girl’ (Katherine Rundell, The Wolf Wilder)
  • ‘Aaaaaarrrghhh!’ (all three books in Jamie Thompson’s Dark Lord series)
  • ‘Toby was one and a half millimetres tall, not exactly big for a boy his age. Only his toes were sticking out of the hole in the bark where he was hiding.’ (Timothée de Fombelle, Toby Alone, traduit par Sarah Ardizzone)
Il sera re-question de Timothée de Fombelle, ou T2F comme je l'appelle, et de ses premières phrases dans un prochain billet l'année prochaine, mais pour l'instant je commente brièvement la première phrase de Kate Rundell, qui joue sur une référence intertextuelle à la phrase 'It was a dark and stormy night', qui est considérée dans le monde anglo-saxon comme le stéréotype de la phrase d'ouverture de roman la plus cliché; c'est donc un début plein d'humour et étonnant, qui installe des attentes d'un roman avec du second degré, et en même temps qui joue sur des histoires plus traditionnelles, et qui prépare son lectorat à une sacrée héroïne. Pas la peine d'expliquer la phrase de Jamie Thompson...

Elles ont ensuite chacune partagé leurs premières phrases, et on a discuté des attentes qu'elles ont généré, mais je vous fais pas le topo parce que c'était déjà il y a 3 semaines et je ne me souviens pas de tout.

Et enfin on est passées à l'exercice d'écriture, assez évident:


A partir de tout cela, écrire un incipit pour le projet qu'elles avaient préparé.

Elles ont fait cela pendant une petite quinzaine de minutes et puis on a débriefé, en essayant de voir comment elles avaient mis en place des attentes, tout en limitant certaines possibilités, en présentant les personnages, mais aussi l'action, mais aussi le lieu, et en évitant les clichés, et aussi...

Pfiou. Ca me fatigue rien que d'y penser.

Pourquoi on fait ça, en fait? Pourquoi on s'embête?

Je vous laisse sur ces bonnes pensées. Mais en général je trouve que cette session s'est très bien passée. C'était le bon équilibre entre matériel théorique solide et pratique constructive.

On revient le trimestre prochain avec la seconde unité du module, qui est plus liée aux conditions de production de la littérature jeunesse et prendra en compte plus solidement les questions de genre, de médium, de catégorisation éditoriale, d'âge du lectorat, et des questions sociales et politiques liées à l'écriture de livres pour enfants.

En attendant, écrivez bien, les ami/es! Et merci d'avoir autant suivi cette petite série de billets. Ca me fait chaud au coeur. Vous êtes choux comme les petits trucs-pingouins dans Star Wars: Le Dernier Jedi sauf que je ne vous ferai pas cuire sur une brochette comme Chewbacca.

Sauf si vous êtes pas sages.


Ou si vous êtes un peu sucrés.

mercredi 13 décembre 2017

Ecriture Créative, Session 7: Chronotopes

Episode précédent ici!

Ohmondieu mais ça fait looongtemps! oui, je sais, mais moi qui pensais que ce serait dur de garder le rythme pendant le trimestre, c'est en réalité hors trimestre que ça a été difficile... Après Montreuil, et plein d'autres choses dont je vous entretiendrai dans un prochain billet, j'ai eu du mal à me remettre dedans.

wi wi sa s'ait bien passer regarde s'est moi avec Sarah Crossan
Mais donc voici aujourd'hui et après-demain les deux billets finaux pour ce trimestre. 

Aujourd'hui donc, peut-être la séance la plus atypique de la première partie du module, sur le lieu et le temps du récit, et l'entremêlement des deux avec des questions de genre, et tout cela grâce à l'entremise du chronotope bakhtinien, dans une situation de classe inversée.

Du quoi dans le quoi avec une situation de what?

Vous allez voir. C'est parti!




Lecture et préparation

Les étudiantes avaient un gros boulot à faire, parce que cette session était entièrement menée par elles: situation totale de classe inversée, c'est-à-dire qu'elles devaient elles-mêmes préparer le contenu de la discussion, des exercices, etc., à partir de lectures obligatoires et d'autres conseillées.

Elles devaient lire:
  • Chapter 5, ‘Chronotope in Children’s Literature’ (p.121-152) in Nikolajeva, Maria. (1996) Children’s Literature Comes of Age: Toward a New Aesthetic, New York: Garland.
Oui, encore Nikolajeva. Je devrais être rémunérée par elle véritablement. Bon, elle a dirigé ma thèse de doctorat, c'est déjà pas mal. C'est pas ma faute si personne écrit mieux qu'elle en narrato jeunesse.

Les lectures additionnelles étaient:
  • Bakhtin, M. (1981). The Dialogic Imagination: Four Essays. Trans. Michael Holquist. Austin: University of Texas Press. Available online from the library. 
  • Bavidge, J. (2006). Stories in space: the geographies of children's literature. Children's Geographies, 4(3), 319-330.
  • Cecire, M. (ed.) (2015). Space and Place in children’s literature. Burlington: Ashgate.
  • Mackey, M. (1991). Ramona the chronotope: The young reader and social theories of narrative. Children's Literature in Education, 22(2), 97-109. 
  • Nikolajeva, M. (2000). From Mythic to Linear: Time in Children’s Literature. Lanham: Scarecrow. 
  • In the Routledge Encyclopedia of Narrative Theory: Chronotope; Space in narrative;  Temporal Ordering
Et voilà en quoi constituait la préparation:
  • Par groupes de trois, préparez un plan de discussion pour la session à partir du texte imposé, ainsi qu'un exercice d'écriture ou série d'exercices (15 minutes maximum) pour chaque groupe. 
  • Si votre groupe est choisi, vous mènerez une discussion de 45 à 50 minutes autour de la question: 'Qu'est-ce que le concept du chronotope peut apporter à notre travail d'écrivaines pour la jeunesse?'
  • Que votre groupe soit choisi ou non, votre exercice d'écriture sera utilisé dans la deuxième partie de la session.

Consignes et informations complémentaires:
Un plan pour une session se compose normalement d'une brève introduction récapitulant le concept central et la question du jour, puis un certain nombre de questions ouvertes à l'intention du groupe, soit posées directement soit en proposant d'en discuter en binômes. Idéalement, la discussion devrait être orientée selon un axe de réflexion particulier. Par exemple, vous pouvez orienter la discussion de manière à générer des consignes d'écriture; ou alors l'utiliser pour faire la critique de certains livres jeunesse, en analysant par exemple leurs différents chronotopes; ou alors vous pouvez décider de réévaluer certains concepts des dernières semaines à la lumière de celui-là. Vous devez vous assurer à tout moment que la classe est impliquée dans la discussion.

Les exercices d'écriture, comme les semaines précédentes, doivent être chronométrés, laisser assez de temps pour des retours de lecture, et les consignes doivent être précises. Vous avez une liberté entière concernant les consignes ou le type de texte que vous espérez voir vos camarades écrire - il n'est pas obligatoire que ce soient des textes entièrement rédigés, ce peut être des plans, des fiches de personnages, des cartes, etc. - si tant est qu'ils contribuent à l'écriture créative.
Sur ce, j'ai laissé mes pauvres étudiantes se débrouiller.

Le chronotope

Bon allez, comme vous êtes gentils comme du poulet rôti, je vais quand même vous en dire un peu plus sur le fameux chronotope et le pourquoi du comment de la raison pour laquelle je leur ai donné un exercice aussi difficile.
  • Je cherchais par cette session à les faire réfléchir sur le lieu et le temps des récits pour la jeunesse, en commençant aussi à prendre en considération le genre d'un texte (on parle ici bien sûr du genre littéraire, pas du genre, genre, 'théorie du genre'-genre).
  • Je cherchais également à commencer à les faire réfléchir de manière indépendante sur la manière dont des concepts de théorie littéraire peuvent les aiguiller dans leur création littéraire.
  • Et enfin je voulais qu'elles commencent à penser à ce qui constitue une 'bonne' consigne d'atelier d'écriture (c'est plus difficile que ça en a l'air! il faut que ce soit ni trop serré, ni trop lâche...)
Le chronotope est l'un des concepts centraux de l'oeuvre de Mikhail Bakhtine, qui est l'un des plus grands théoriciens de la littérature du 20e siècle. Je vous invite à faire des recherches poussées sur sa personne comme tout le monde, c'est-à-dire en lisant sa page Wikipédia, que je ne vais pas récapituler. Bakhtine n'a pas écrit sur la littérature jeunesse, mais Maria Nikolajeva s'en est chargée, ouf! - et elle a amené à la connaissance du public universitaire anglosaxon les principaux apports du sage Russe, ajustant ses trouvailles à la LJ, dont le concept du carnalavesque, de l'hétéroglossie, et, donc, du chronotope.

il a notamment beaucoup écrit sur Rabelais, tu sais l'auteur de Pantagruel et Gargantua, ces classiques que tu n'as jamais lus en entier, parce qu'en vérité c'est un peu relou?
Le chronotope, comme vous le savez très bien en bons étymologues que vous êtes, ça vient de temps et lieu (chronos et topos), intimement mêlés ensemble parce que selon Bakhtine, en littérature l'un ne va pas sans l'autre ni l'autre sans l'un. Bakhtine théorise l'unité temps-lieu comme indivisible, et comme élément narratif et générique crucial d'un texte littéraire. 

Pour simplifier: quand tu as un roman qui appartient à un genre donné, tu t'attends à une configuration spatio-temporelle précise; ou inversement, quand tu commences un roman qui te présente une configuration spatio-temporelle précise, tu vas créer des attentes narratives constitutives d'un genre en particulier.

Ca paraît très abstrait de ramasser genre, lieu et temps du récit tout ensemble, mais en fait c'est assez intuitif, et je pense qu'on parle souvent de chronotopes sans s'en apercevoir.


Quand je dis qu'un roman est un 'huis clos', par exemple, je ne veux pas seulement dire 'il se passe dans un lieu fermé'. En général, je sous-entends aussi un certain nombre d'attentes que tout lecteur un peu confirmé comprend directement: c'est probablement sur un temps assez court, c'est probablement angoissant (l'expression 'huis clos angoissant' vient immédiatement à l'esprit), ou alors intense et comique (façon 'Dîner de cons'), c'est probablement avec peu de personnages, etc. On pressent des genres: horreur, dialogue philosophique, vaudeville? - qui vont se préciser ensuite. L'idée d'un huis clos crée des attentes génériques et temporelles, alors qu'il s'agit seulement, à la base, d'une indication de lieu. 

tiens, il ne me semble pas avoir déjà parlé ici de
mon amour pour les Maîtres de l'Orge
Pareil si je te parle d'une 'saga historique' - tu vas tout de suite t'imaginer un temps long, peut-être sur plusieurs générations, et tu vas aussi intuitivement savoir qu'il va sans doute y avoir plusieurs lieux symboliques, où plusieurs personnages vont évoluer pour illustrer différents pans de la Grande Histoire, et qu'en même temps chacun va vivre sa Petite Histoire, etc. Tu te retrouves avec des attentes de lieu et de temporalité alors que je t'ai seulement parlé de genre.

A partir de là, si je te dis 'c'est du fantastique' (tu vois la carte dans ton esprit déjà?), 'c'est une romance' (tu les vois les déambulations dans la rue soudainement accélérées par une déclaration d'amour, tu le sens le temps étiré par l'attente des lettres alors que l'héroïne immobile soupire à la fenêtre?), etc.

A partir d'une indication générique, tu as déjà créé dans ton esprit le petit théâtre spatio-temporel qu'il te faut pour continuer la lecture. Bravo.

Après, évidemment, il est possible que le texte contrevienne à tes attentes.

Je donne souvent en exemple quand j'en parle à des Français.es ce qu'on apprend au collège: la règle des trois unités (action/lieu/temps)... vous vous souvenez? Boileau:
Qu'en un lieu, en un jour, un seul fait accompli 
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
Corneille réfléchissant
à la règle des 3 unités
Eh bien ça, c'est, en gros, me semble-t-il, le chronotope du théâtre classique. Votre prof vous rebattait les oreilles du fait que les trois unités étaient in-di-vi-sibles: il y a une essence littéraire, narrative, extrêmement puissante dans ce triangle équilatéral. Elle génère des attentes et établit un contrat de lecture (ou de spectacle).

Pour Nikolajeva, les livres pour la jeunesse ont leurs chronotopes spécifiques, liés aux genres spécifiques qui existent en littérature jeunesse. 

Par exemple, le chronotope d'un genre très important en LJ anglo-saxonne, le récit d'école (school story). Une school story, de Bennett à Harry Potter, c'est, en général, un lieu: une école aux limites bien déterminées, et un temps: une année scolaire. Parfois, un trimestre.

j'en entends au fond qui murmurent qu'ils ne connaissent pas Bennett et ça c'est intolérable
La school story peut être synthétisée comme genre comme ça: c'est le temps-lieu de l'école-année.

MAIS! je vous entends hurler. HARRY IL S'ECHAPPE DE L'ECOLE! ET DANS LE 7E... oui, je sais, et dans le 7e il va camper pendant des milliards de jours avec Hermione dans la forêt. C'est bien ce qui est intéressant avec Harry Potter, il nous brise les chronotopes parfois, et c'est pour cela que le chronotope potteresque est difficile à définir exactement: parfois celui de la school story, parfois celui de l'épique, parfois celui de la romance, etc.

le premier est très school story chronotope, le septième moins.
Ca n'invalide pas le concept du chronotope de la school story, ça veut dire qu'on peut jouer avec.

C'était pour moi tout l'intérêt, pour en revenir à nos moutons, de demander à mes étudiantes de bûcher sérieusement sur la question. Le concept de chronotope est fascinant pour une auteure, surtout quand on comprend à la fois les attentes qu'un chronotope génère et les petits dérangements qu'on peut y apporter. Mais je ne voulais pas leur prémâcher le travail, je voulais voir ce qu'elles allaient en faire si je leur demandais de se débrouiller avec: de lire Bakhtine 'comme des écrivaines', c'est-à-dire en réfléchissant à l'apport de ce concept sur leur pratique d'écriture.

Personnellement, le chronotope, j'y pense beaucoup quand j'écris. Mes deux romans La pouilleuse et Comme des images sont des huis clos tout ce qu'il y a de plus 'règle des trois unités', et c'était absolument voulu: cette compression du temps et de l'espace qui crée une claustrophobie narrative forte, un suspense et une angoisse.



Les petites reines, par contre, on est dans un road-trip - vous noterez que rien que le terme road-trip est chronotopesque: on 'voit' la route, et on 'sent' le voyage, c'est-à-dire que route et temps passé sur la route ne font plus qu'un. 

Bakhtine parle beaucoup de la route, qui est l'un des chronotopes majeurs qu'il dégage. La route, c'est le chemin vers la maturité, porté par les rencontres et les aventures à travers le pays natal et non à travers un monde 'exotique ou inconnu'. C'est le récit d'initiation par excellence. Les petites reines c'est évidemment un parcours initiatique.

photo de Soy Création pour la pièce de théâtre
Bakhtine parle aussi du fait que le voyage et les rencontres vont amener le héros à rencontrer aussi des temps passés, par l'intermédiaire de personnages ou de lieux qui ont un ancrage dans l'histoire. C'est ce qui arrive aussi à mes héroïnes. Le chronotope de la route n'est pas seulement donc l'instant présent et l'espace qui s'enfuit vers l'avant, mais aussi l'occasion de découvrir d'étape en étape, en s'arrêtant, en s'immobilisant, les couches de passé dissimulées dans l'espace présent. 

Dans le roman que je suis actuellement en train de retravailler, Brexit Romance, j'ai également beaucoup réfléchi à des questions génériques et chronotopesques. Quand il a été question avec mon éditeur de créer une scène de flash-back en France (alors que toute l'histoire se déroule en Grande-Bretagne), j'ai refusé, car c'était pour moi une destruction symbolique forte de l'unité chronotopique que j'avais voulu créer. Un flash-back, c'est une infraction temporelle; en France, ç'aurait été aussi une infraction spatiale - et je ne pouvais pas me permettre cela dans le 'petit théâtre' spatio-temporel et donc générique que j'avais créé. Ca aurait cloché. 

Voilà donc en quelques paragraphes ce qu'est un chronotope et pourquoi ce concept, éminemment théorique par bien des aspects, peut cependant avoir des effets intéressants pour la pratique de l'écriture si l'on s'y intéresse.

Séance

L'une des raisons de vous dire touuuuut cela avant de passer à la séance, c'est que, ben, la séance a été menée par mes élèves, et donc je n'ai pas beaucoup de contenu à partager avec vous. Mais ce que je peux vous dire c'est que j'ai été extrêmement impressionnée par l'investissement de toutes les étudiantes et par la qualité des débats. 

Le groupe que j'ai choisi pour mener la discussion avait préparé un Powerpoint très bien structuré. Tout d'abord elles ont récapitulé l'article en faisant la liste des différents chronotopes dégagés par Nikolajeva - en mettant à contribution leurs camarades, qui n'étaient pas immédiatement hyper chaudes pour participer... C'est toujours très satisfaisant de voir qu'elles se rendent vraiment compte, en situation de mener une discussion, à quel point il est difficile de mener une discussion. 

Ensuite elles ont proposé plusieurs pistes d'exploration pour savoir comment ce concept pouvait illuminer une réflexion plus générale en écriture créative. Elles se sont beaucoup centrées sur les questions de genre littéraire et la manière dont on peut ou doit prendre des libertés avec ce qui constitue les formes typiques du récit, tout en étant conscientes qu'elles ont perduré pour de bonnes raisons. 

La discussion a duré pile 50 minutes, plutôt bien menée, avec des questions qui se sont considérablement améliorées au fur et à mesure. Pendant ce temps, je n'intervenais pas, mais je prenais des notes sur leur manière de mener le débat. 

Atelier

Ensuite on est passées à l'atelier. Les filles avaient prévu l'exercice suivant, assez intéressant:
  • 5 chronotopes typiques de la littérature jeunesse d'après Nikolajeva, avec leurs caractéristiques principales (par exemple, le chronotope sériel (qu'elle appelle 'de paralittérature'), caractérisé par un temps cyclique et un lieu clos). 
  • 5 images diverses
A chacune d'entre nous (y compris moi, car je faisais aussi l'exercice) était secrètement assignée une image ainsi que l'un des chronotopes, et il fallait écrire en 15 minutes le début d'une histoire correspondant à ce chronotope, et associée à cette image. 

Par exemple, moi j'ai eu cette image:




Et le chronotope de paralittérature. 

D'après Bakhtine, l'ouverture d'un livre a entre autres fonctions celle de mettre en lumière le type de chronotope et donc va créer des attentes génériques. Le but de la consigne était de voir si, en échangeant ensuite nos écrits, notre binôme réussirait à deviner de quel chronotope il s'agissait. 

Consigne très ludique ai-je trouvé! C'est marrant car j'étais convaincue qu'on allait toutes deviner tout de suite - notamment en s'aidant des images - mais en fait non, pas du tout. C'était assez difficile dans la plupart des cas de deviner de quel chronotope il s'agissait. 

J'étais un peu perplexe cependant car je me demandais ce qui aurait été une 'bonne' conclusion à l'exercice: que l'on devine?... ou justement que l'on ne devine pas?... les trois étudiantes n'étaient pas tout à fait certaines de la réponse quand je leur ai posé la question. 

Les deux autres groupes ont ensuite fait part de leurs consignes. 

Le deuxième groupe avait préparé une consigne très similaire, donc on n'a pas fait l'exercice. Mais le troisième avait préparé une autre consigne extrêmement intéressante, basée pas directement sur le concept du chronotope mais sur celui du kénotype. 

Du WHAT? t'arrêtes de nous saouler avec ton jargon?

Mais je vous jure que c'est intéressant promis. Le kénotype, dit Nikolajeva en s'appuyant sur les travaux de Mikhail Epstein, c'est l'inverse de l'archétype. L'archétype, qui vient des mots pour 'ancienne image' ou 'ancien type', c'est tout ce qui fait partie de la batterie d'objets ou de personnages qui vont activer des scripts anciens chez le lecteur, et en particulier en littérature jeunesse des artefacts anciens qui vont caractériser et/ou ancrer les chronotopes: par exemple une épée magique, un tapis volant, etc. 

Le kénotype, par opposition, c'est l'objet contemporain qui va lui aussi ancrer un chronotope, soit créant donc un chronotope d'un type entièrement nouveau (et donc des attentes génériques différentes), soit modifiant ou transgressant légèrement les chronotopes et attentes génériques plus anciennes. 
 La suggestion de Nikolajeva étant que dans la LJ contemporaine, il y a une absorption très grande de ces artefacts nouveaux, voire de ces inventions technologiques, qui vont modifier les paramètres des chronotopes. Par exemple: l'appareil photo, la radio, le vélo, le téléphone, la machine à écrire, le métro, le dictaphone, etc. 




Donc la consigne de mon étudiante était de choisir un kénotype parmi une liste (plus ou moins ceux que j'ai listés ci-dessus) et d'écrire un plan d'intrigue basé autour de cet objet, en mettant tout particulièrement l'accent sur le genre, le lieu et la temporalité du récit. 

J'ai plaisanté en disant que j'avais déjà utilisé le kénotype du vélo dans un de mes livres, est-ce que j'avais le droit de réutiliser mon histoire? 

Ca les a fait rire vachement, enfin en mode 'tain fait pitié celle-là'.

J'ai donc choisi le kénotype du dictaphone et me suis retrouvée en 15 minutes avec un plan pour une sombre histoire de meurtre avec 2 ados communicant par cassettes audio interposées. 


steampunk dictaphone
Ce qui était plutôt marrant, en partageant nos histoires, c'était de voir à quel point les histoires utilisant le même kénotype étaient similaires en termes de genre et de chronotope. L'autre étudiante qui avait choisi le dictaphone avait rédigé un plan pour... une sombre histoire de meurtre avec 2 ados communicant par cassettes audio interposées. 

Face à nos romans noirs, les deux filles qui avaient choisi la machine à écrire avaient écrit des plans pour des romans de fantômes, où les tapoteurs à la machine communiquent avec les morts. Drôle, non? Le kénotype, cet archétype de la modernité, nous commandait instinctivement genre et chronotope. 

J'ai donc été assez fascinée par cet exercise et il se pourrait bien que je le réutilise à l'avenir. 

L'avenir, cependant, c'est une autre histoire, et j'y viendrai après-demain, dans le compte-rendu de la toute dernière session...

Merci de continuer à me lire! et de vos commentaires, toujours aussi chouettes. Normalement je réponds à tous mais là dernièrement je me suis laissée submerger, sorry! je les lis, promis...

lundi 27 novembre 2017

Ecriture Créative, Session 6: Intrigue

Episode précédent ici!

(Toutes mes excuses pour ce retard causé par des raisons dues à des choses.)

A vos marques, prêts? Synopsisez!
(ci-dessus, intrigant gribouillage de Sa Majesté JK Rowling)

Dans cette session il serait question - enfin! pourrait-on soupirer, après 5 semaines de cours - de l'intrigue. L'intrigue, tout cet échafaudage de l'histoire, que l'on pourrait décrire comme 'tout ce qui se passe'... et qui pourtant à la fois transcende cette définition, et qui en même temps ne la recouvre pas vraiment...



Première observation avant de commencer: l'intrigue, c'est vraiment une chienne à traiter en cours d'écriture (ainsi qu'en atelier). Faire bosser sur des synopsis, comme exercice, c'est sec et dur comme les gâteaux de Hagrid (si tu sais de quoi je parle, +10 pour ta maison). En même temps, par définition, le travail d'intrigue ne se fait pas sur le court terme autorisé par quelques heures d'atelier ou de cours. 

Idéalement, ce devrait être un travail transversal sur toute une année. Idéalement. Un travail de planification, mais aussi un guidage en cours d'écriture, et une supervision serrée et créative au moment de la réécriture... Idéalement. 

Mais contrairement à, disons, certain superchouette master d'écriture créative pour lequel je travaille également, et au cours duquel les élèves sont censés avancer significativement sur un gros projet, mon module n'est que ça - un module - et je ne peux pas avoir pour exigence que mes étudiantes produisent un roman entier, ni ce trimestre, ni le prochain, ni celui d'après.

Alors on est obligées de faire du travail d'intrigue un peu trop tôt, ou un peu trop tard, et un peu malaisément, en petites bouchées surtout théoriques. Je reste frustrée de ce cours-ci, et je vous saurai gré de vous rendre un peu utiles comme vous savez si bien le faire et de me dire en commentaire comment égayer un peu cette session en particulier.
Préparation

Les étudiantes devaient lire:
  • Chapter 5, ‘The Aesthetics of Composition’, in Nikolajeva, M. (2005) Aesthetic Approaches to Children’s Literature: An introduction. Lanham: Scarecrow. 
Hé oui, encore du Nikolajeva. Vous allez finir par croire que j'ai des actions dans sa multinationale (NikolNarratology Inc.) mais en réalité on retombe toujours sur la même chose, qui est qu'en littérature jeunesse les analyses les plus claires, les plus systématiques, et - oserai-je le dire?- encore aujourd'hui les plus intéressantes sont narratologiques. 

Et que personne n'a osé produire de nouvelles analyses d'une telle ampleur depuis que la reine Maria s'y est frottée. 

Le chapitre contient à peu près tout ce qu'on pourrait vouloir savoir sur la composition de l'intrigue en littérature jeunesse; encore une fois, je vous le recommande tout cru et tout entier. Il y a notamment beaucoup de choses sur l'analyse proppienne du livre jeunesse. J'ai ajouté une petite dose des autres usual suspects quand on parle de l'intrigue, surtout en littérature jeunesse et de genre, mais pour ne pas infliger de longues lectures à mes étudiantes en milieu de trimestre, je leur ai filé des vidéos:
  • Joseph Campbell’s Hero’s Journey: Link
  • Christopher Booker’s Seven Basic Plots: Link
Oui, j'ai un peu honte, mais l'astuce 'regardez cette vidéo sur Youtube au lieu de vous taper un texte universitaire' est utilisée très amplement, y compris par moi, dans les universités britanniques. Je fais des raisonnements du type 'je veux qu'elles sachent ce truc, mais on ne va pas en discuter beaucoup en classe, alors option A je leur donne un texte qu'elles ne liront pas et dont on parlera peu et avec frustration de ma part; ou option B je leur refile cette vidéo moyennement dégueulasse qu'elles auraient de toute façon cherché elles-mêmes et regardée au lieu de lire le texte. Hmm. Oui allez vidéo.'

Les autres textes en lecture optionnelle étaient:
  • Bettelheim, B. (1978). The Uses of Enchantment. Harmondsworth: Penguin.
  • Booker, C. (2004). The Seven Basic Plots. London: Continuum. 
  • Campbell, J. (1948/2008). The hero with a thousand faces. Novato: New World Library. 
  • In the Routledge Encyclopedia of Narrative Theory: Archetypal Patterns; Causality; Plot; Plot Types
 Vous connaissez sans doute le fameux 'monomythe', le parcours archétypal du héros de légende et de mythe identifié par l'anthropologue Joseph Campbell au milieu du XXe siècle. Le livre de Campbell est l'un des plus célèbres parmi les auteur.es débutant.es. J'en avais parlé il y a plusieurs années ici. Je ne suis plus tout à fait d'accord avec moi-même, mais je vous laisse lire ça. 

Celui de Bettelheim, j'en avais également parlé ici. Je tiens à remercier mon laborieux moi des temps passés d'avoir produit de tels billets permettant à sa version vieillie d'aujourd'hui d'y faire référence avec bienveillance et, euh, un certain esprit critique. Bettelheim et Campbell sont en effet des figures extrêmement controversées et leurs analyses sont à la fois fondatrices et éminemment problématiques.

Le bouquin de Christopher Booker, enfin, est un classique contemporain du même genre, un énorme pavé qui décrit les 'sept intrigues de base' qui sous-tendent selon lui tous les récits anciens et nouveaux. Encore une fois, toute analyse aussi totalisante vaut la peine de rajuster ses lunettes à esprit critique, mais c'est un bouquin assez chouette et dans un style très accessible (je crois qu'il n'existe pas en français, hélas).  

Bonus!

Je n'ai pas mis ces autres textes dans la liste de la lecture, pour ne pas perplexifier les étudiantes en leur demandant de s'intéresser à des arts tout à fait différents, mais je vous recommande aussi, si la question de l'intrigue vous intéresse, de lire des livres adressés aux auteurs de BD et aux scénaristes. En particulier:
  • Story, de Robert McKee
  • The art of dramatic writing, de Lajos Egri
  • Screenplay, de Syd Field
Enfin les étudiantes devaient préparer quelque chose:
  • cartographier et analyser l'intrigue d'un livre pour enfant ou pour adolescents. Essayer de réduire l'intrigue à ses parties les plus élémentaires, de voir où elles correspondent à des formules que vous avez rencontrées lors de vos lectures préparatoires, et si elles diffèrent. Soyez prêtes à en discuter de manière organisée et intéressante pendant 5 minutes maximum.

Première partie de la session

Plutôt que de commencer par des considérations entièrement théoriques, j'ai décidé cette fois pour changer de discuter directement de l'intrigue en relation à l'acte d'écriture. J'ai demandé aux étudiantes de réfléchir aux défis posés par l'intrigue à un.e auteur.e en herbe.

En général cette question fonctionne bien en atelier, parce que la plupart des présent.es ont déjà essayé d'écrire des romans complets, et donc ont des opinions très claires sur la question. L'intrigue, c'est la bête noire de beaucoup de gens - débutant ou non dans l'écriture. Normalement, ce genre de discussions dure au moins 20 minutes car tout le monde veut se plaindre de comment c'est super dur de faire des intrigues tain!!!! je déteste!!!! non moi j'adore!!!! ah bon t'adores!!!! c'est fou!!!! moi je déteste!!!! etc.

Le problème, c'est qu'en l'occurrence je n'avais pas affaire à un auditoire super familier de l'écriture de roman. En fait, une seule parmi toutes mes étudiantes a déjà écrit un roman complet, et les autres, apparemment, n'étaient pas particulièrement préoccuppées par la question de l'intrigue. La discussion s'est donc résumée à:
Moi: Qu'est-ce que ça présente comme défis, concevoir une intrigue?
Etudiantes: ...
Moi: Qu'est-ce qui est difficile? Qu'est-ce qui vous semble un peu compliqué?
Etudiantes: ...
Moi: B., toi, tu as déjà écrit un roman, je crois?
B.: Oui.
Moi: Qu'est-ce qui a été difficile, dans la conception d'intrigue?
B.: Rien.
Moi: C'était pas dur?
B.: Non.
Moi: Même pas un peu?
B.: Non.
Moi: ...
Eudiantes: ...
Moi: Eh bien! Quelle chance!
Etudiantes: ...
Moi: Alors, à ton avis, qu'est-ce qui aurait pu être dur?
Vous entendez encore les échos de mes rames dans la sombre grotte des plus grands moments de solitude au monde ou pas?

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moi et ma dignité, ramant.
Bon, finalement, on est péniblement arrivées aux conclusions suivantes:
  • Une intrigue, c'est différent d'une idée.
Très important, ce point-là. C'est une conversation que j'ai souvent avec moi-même, et avec d'autres. 'C'est une intrigue, ce que j'ai, ou une idée?' Très souvent quand je discute avec des auteur.es débutant.es (ou non, d'ailleurs) et je leur demande quelle est l'intrigue de leur texte, ilouelles répondent 'c'est l'histoire d'une fille qui, tu vois, elle a des peurs à cause d'une expérience un peu traumatisante, et donc elle va apprendre, tu vois, à se reconnecter au monde'.

Ceci n'est pas une intrigue.

Ou encore: 'C'est l'histoire d'une fille qui arrive dans une nouvelle école, et donc elle va s'apercevoir que dans cette école, en fait les craies mangent les enfants et les équerres sont des esclaves des compas.'

Cool. Et ensuite?

'Les craies mangent... beaucoup...'

Ceci n'est pas une intrigue. 

'C'est l'histoire d'un garçon qui trouve une crotte de nez magique qui transforme toute table sous laquelle on la colle en montgolfière. Alors il prend la montgolfière et il voyage à travers le monde.'

Nickel. Et ensuite il se passe quoi?

'Ensuite il voyage à travers le monde.'

Et?

'Il vit des aventures, tout ça.'

Et?

'Il lui arrive des trucs, il rencontre des gens.'

Ceci n'est...

'Il a des péripéties.'

Pas...

'Il fait l'expérience de pérégrinations.'

Une...

'Il se passe des tas de choses.'

...INTRIGUE!

Une intrigue ce n'est pas une idée de départ, même aussi géniale qu'une crotte de nez magique. Une intrigue ce n'est pas un thème, comme 'la solitude' ou 'le deuil'. Une intrigue ce n'est pas une situation, comme 'une école magique'. Une intrigue c'est: au début il se passe ça, ensuite il se passe ça, ça, et ça, et à la fin la résolution c'est ça.

C'est horriblement cruel, je sais, mais je pense que c'est très important pour tout.e auteur.e de pouvoir faire cette différence. Parce qu'une idée de départ, un thème ou une situation, ça aide à démarrer - à partir - à se lancer. Une intrigue, par contre, ça sert à continuer. A perdurer. A terminer.

Autres points dont on a parlé avec les étudiantes: une intrigue, c'est:
  • Souvent spécifique à un genre - dont elle peut épouser ou transgresser les attentes. 
  • Lié au développement de personnages, et pas 'séparé' d'eux 
  • Un équilibre précaire, souvent, entre recette et originalité
  • Quelque chose que beaucoup de gens trouvent extrêmement ennuyeux à travailler
  • Mais souvent la clef pour finir un long travail d'écriture
  • Quelque chose que l'on peut et doit planifier, mais qui se développe aussi au fur et à mesure de l'écriture de manières imprévisibles
'Fil de la plume' contre 'Fil à plomb'

Je m'interromps pour répondre à l'objection que je sens poindre chez toi, oui, toi, ami.e auteur.e qui JAMAIS, au grand JAMAIS, ne planifie tes intrigues à l'avance.

Ton objection, c'est la suivante: 'MAIS MOI, JE PLANIFIE JAMAIS MES INTRIGUES A L'AVANCE!!!!!!!'

Tu es en bonne compagnie. C'est l'essentiel de ce que raconte Stephen King dans son bouquin sur l'écriture (tu as noté que je l'avais donné en lecture obligatoire à mes étudiantes, donc pas de censure sur le sujet.)

Je ne vais pas m'étaler sur le sujet, parce qu'on pourrait en faire tout un billet de blog, mais il existe une opposition ancestrale entre ceux que l'on pourrait appeler les 'planificateurs' et les 'improvisateurs', les 'fil-à-plomb' et les 'fil-de-la-plume' (planners et seat-of-the-pants'ers en anglais).

Je suis tout à fait prête à croire qu'il existe des écrivains qui jamais ne planifient quoi que ce soit et partent sans savoir du tout où ils vont. De l'autre côté, il y a des gens qui ont chaque chapitre synopsisé. Moi, je pense être comme beaucoup quelque part au milieu: en général, je sais toujours comment ça va finir, et je sais grosso modo comment y arriver; au milieu, j'ai quelques grandes lignes, mais avec de la flexibilité. 

Ni trop fil à plomb, ni trop fil de la plume.

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c'est un peu l'approche 'Boucle d'Or' de l'intrigue
Mais pour des questions pédagogiques, dans un contexte d'atelier ou de cours, il me semble normal de mettre en avant l'approche plus structurée des scrupuleux bâtisseurs, des 'fil à plomb', plutôt que des 'fil de la plume'.

Et si ça ne leur convient pas, elles pourront toujours improviser.

L'intrigue 'Home-and-away'

J'en avais parlé longuement ici (re-merci, moi passé!), j'ai présenté brièvement à mes étudiantes l'intrigue type de la littérature jeunesse, le 'home and away' (départ de la maison et retour).

Je copie ci-dessous une petite partie de ce que je racontais à l'époque:

La maison, c'est un motif irréductible du livre jeunesse, et pourtant en réalité les récits qui s'y déroulent entièrement sont plutôt rares. Car en général, la structure typique de l'histoire pour enfants, c'est la suivante:


Maison --> Dehors --> Maison

Que l'on peut décliner en d'autres termes; confort --> aventure --> confort, intérieur --> extérieur --> intérieur, etc. Mais cette structure est littérale dans 90% des récits pour la jeunesse, et figurative dans le reste. Harry Potter y est extraordinairement fidèle, par exemple, et le retour annuel à la maison pourtant atroce des Dursley est même justifié par un élément central de l'intrigue.
Pictures of Home, Colin Thompson
Symboliquement, même des histoires comme Les bijoux de la Castafiore ont cette structure. Car même si l'intrigue se déroule intégralement à Moulinsart, celui-ci n'a justement plus le statut de maison: le château n'est soudainement plus le confortable home qu'il est d'habitude. Il est constamment assiégé par des éléments extérieurs - les romanichels, la Castafiore, Séraphin Lampion et sa clique, et même le téléphone et la télévision; il devient dangereux (la marche cassée qui invalide le capitaine, la guêpe qui le pique); il semblerait qu'il y ait un intrus qui vient y voler des choses. La maison est symboliquement détruite.

Il est donc question dans toute la BD de faire regagner à Moulinsart son statut de maison. La fin, avec le départ de tous ces intrus, la solution du vol, etc, salue le retour à la maison de Tintin et du capitaine, alors qu'ils ne l'avaient en fait jamais quittée physiquement - seulement symboliquement.

Le motif de la maison en littérature jeunesse est historiquement fortement 'genré' - les livres 'pour filles' et les livres 'pour garçons' n'ont la même conception de l'espace domestique et de cette structure maison --> dehors --> maison, parce qu'ils ne remplissent pas la même fonction.

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Présentation des livres

Après cette première partie du cours, chacune des étudiantes a présenté l'intrigue d'un livre jeunesse. Je savais qu'elles n'arriveraient pas à se contenir sur 5 minutes et que moi non plus je n'arriverais pas à me retenir de faire plein de commentaires, donc évidemment ça a duré super longtemps. Voici une petite sélection des livres qu'elles avaient choisis. Comme vous voyez, il y avait une sacrée variété en termes de genre et même de médium:

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roman pour ados

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album pour petits
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roman graphique
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roman jeune ado
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la bible
J'étais assez impressionnée par la variété des choix, honnêtement, et leurs présentations étaient très compétentes, faisant appel aux formules rencontrées dans les textes lus en préparation, et avec des réflexions très intéressantes sur les moments où ça ne 'collait' pas. Les textes ados, surtout, étaient très difficilement assignables à des intrigues-type. On a discuté un peu de la définition que Nikolajeva fait de l'intrigue 'post-moderne', qui est justement non-prévisible structurellement parlant.

Celle qui avait préparé Harry Potter avait aussi fait une ravissante infographie sur papier, cartographiant très exactement toutes les étapes. C'était très utile d'avoir HP, d'ailleurs, parce que c'est un texte tellement parfait pour parler de ces questions d'intrigue - et tout le monde le connaît. On en a parlé bien 5-10 minutes, identifiant tous les éléments du texte de Nikolajeva.

On a donc discuté de tout cela théoriquement assez longtemps mais hélas c'était maintenant il y a trop de temps pour que je me souvienne exactement de ce que l'on a raconté. C'est dommage, c'était sans doute le genre de discussion qui bouleverse une existence, fait ressentir des émotions inconnues et profondément humaines, et suspend le cours de l'univers pour toujours. You had to be there.

Ah, je me rappelle quand même que, une fois n'est pas coutume, je leur ai confié quelque chose sur mon travail en cours (d'habitude je ne leur parle jamais de mes propres écritures). Il se trouve qu'ironiquement j'étais en pleine réécriture de mon prochain roman ado chez Sarbacane (more on that soon), et que pour celui-là j'ai eu un ENORME boulot structurel post-écriture du premier jet. Je sortais donc de semaines de souffrance, et je me suis confiée à mes étudiantes sur ce sujet, et c'était un grand bonheur de se sentir aussi bien entourée, de voir tous ces regards compatissants, ces mines encourageantes, ces...

OK elles en avaient rien à foutre, narmol. Mais laissez-moi rêver.

Intrigues secondaires

On a ensuite brièvement parlé des intrigues secondaires. Je suis personnellement très fan des intrigues secondaires et pour moi, notamment en littérature jeunesse, c'est vraiment une épice délicieuse, surtout quand de nombreuses intrigues secondaires viennnent élégamment se nouer entre elles lors du dénouement.

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masterclass
 Vous allez dire 'mais elle nous gonfle celle-là avec son Harry Potter!' et vous ne serez pas DU TOUT les seul.es (essayez d'avoir une conversation sur le sujet avec n'importe quelle personne qui m'a connue ado), mais là je vous jure, si vous voulez savoir comme une intrigue secondaire de ce genre s'envisage à la perfection, jetez juste un oeil au troisième livre de la saga. Harry Potter et le Prisonnier d'Azkaban est vraiment un festin d'intrigues secondaires essentielles à la résolution de l'histoire. Entre les drôles de boules de Lupin (hhoooo tout de suite, toi!), le chat Pattenrond qui traumatise le rat Croûtard, Sirius Black qui s'échappe, Hermione qui apparaît bizarrement à des endroits où on ne l'attend pas, Buck l'hippogriffe, le Saule Cogneur, les Détraqueurs, les Patronus, les Animagus, la Carte des Maraudeurs... ET TOUT CA QUI SE RETROUVE ENSEMBLE LORS DES TOUTES DERNIERES SCENES MAIS GOODNESS GRACIOUS COMMENT ELLE A FAIT POUR QUE CA SOIT AUSSI PARFAIT PLEURONS TOUS UN BON COUP ET SACRIFIONS UNE LOUTRE A LA DEESSE J K RO-

Ohpardon j'ai dit ça à voix haute? Ahem. Reprenons. Oui, donc, euh, jetez un oeil, si tu veux bien.

On a ensuite parlé des termes suivants: cliffhanger, ironie tragique, flash-back, flash-forward, et 'red herring', le fameux 'hareng rouge' qui veut dire un instrument de l'intrigue qui est présenté comme étant 'la' réponse ou 'the' élément crucial et qui en fait ne l'est pas (un leurre narratif, donc).

Tous ces termes définissent des astuces narratives permettant de créer du rythme, des beats comme on dit en anglais, des battements, disons, qui vont propulser l'intrigue vers l'avant ou au contraire la ralentir.

Ce ne sont pas des éléments structurels indispensables au synopsis, et donc ils peuvent être insérés dans l'histoire a posteriori, lors du retravail. C'est le cas aussi, me hâté-je de préciser, pour la plupart des intrigues secondaires, même celles qui semblent hyper importantes. Je crois beaucoup à l'intuition de dernière minute, le coup du 'hé, je sais! elles pourraient trouver la clef de cette porte grâce à tel ou tel élément que je pourrais réinsérer depuis le début, par petites touches, et en faire une intrigue secondaire très développée alors qu'elle n'existait pas avant.'

J'ai eu recours à ce genre de choses très souvent dans ma série des Bibi Scott (Sesame Seade), qui pourtant sont des intrigues policières assez complexes. C'est tout à fait possible de faire des changements structurels majeurs après le premier 'jet' de l'écriture.

ma Bibi!!!!
Bon, c'est possible, mais pas forcément confortable ni facile, évidemment.

Atelier

On est ensuite passées à l'atelier. Il s'agissait de reprendre l'image de la dernière fois, le beau Sorolla. La consigne était d'imaginer une intrigue potentielle, basée sur un conflit soit de personne contre personne, soit de personne contre nature, soit de personne contre soi-même (trois modèles présentés par Nikolajeva dans son texte).



J'avais prévu de leur faire faire cet exercice seules mais finalement je les ai laissées le travailler en binôme parce qu'il restait beaucoup moins de temps que prévu.

Les résultats ont été assez intéressants. D'un côté, j'ai été surprise par la rapidité avec laquelle elles ont échafaudé des intrigues entières. Tous les groupes avaient une intrigue qui se tenait. D'un autre côté, les intrigues étaient - comment dire. Il serait faux de dire qu'elles étaient peu imaginatives, ou trop formulaïques - il y avait des aspects très originaux - mais en fait je dirais qu'elles manquaient d'âme. Aucune des intrigues ne sonnait comme quelque chose qui méritait vraiment la peine de l'écrire. Dans la formulation comme dans la présentation, on voyait qu'elles avaient pris l'exercice exactement comme il était, c'est-à-dire un exercice entièrement fonctionnel, sans aucune perspective d'écriture ou d'investissement émotionnel.

Ce n'est pas étonnant, évidemment, et je ne sais pas trop quoi faire l'année prochaine pour que ce soit différent. Normalement, dans les ateliers d'écriture que je mène, je ne fais des exercices d'intrigue que sur des projets dont les élèves sont déjà 'propriétaires', pour ainsi dire - chacun.e développe une intrigue, un synopsis, etc., pour le projet qu'ils et elles désirent véritablement écrire jusqu'au bout. Mais dans le cadre de ce module c'est impossible de garantir cela après 5 semaines de cours. Ce genre d'exercice d'intrigue 'à froid' est donc à la fois nécessaire, et totalement artificiel.

Je dirais que c'était dans l'ensemble une bonne session, avec une super analyse d'intrigue de leur part et des débats sur de jolis concepts - mais l'exercice n'est pas satisfaisant et je voudrais le changer l'année prochaine.

Je les ai laissées partir avec un exercice ultra difficile pour la semaine suivante. Lequel? Vous le saurez bientôt.