Je parlais justement de
Philosophie Magazine hier, et bien il se trouve que j'en reparle aujourd'hui. Ce mois-ci, Philomag consacre un dossier à la question 'Comment pensent les enfants?' et je vous conseille de courir au kiosque le plus proche pour en acheter un exemplaire, si vous n'êtes pas déjà abonné/e.
Il y a beaucoup de choses dans ce numéro de Philo Mag, mais j'en retiendrai surtout un article très intéressant sur 'Les aventuriers de l'art perdu', entendez le dessin chez l'enfant. Ce n'est pas une idée originale, mais j'ai toujours été fascinée par les similitudes entre peinture moderne et peintures d'enfants. L'article cite justement Picasso qui affirme: 'A 8 ans, j'étais Raphaël. Il m'a fallu toute une vie pour peindre comme un enfant'. Le journaliste traduit ce désir comme celui de retrouver une 'spontanéité' supposément perdue, et 'une façon jubilatoire de se soumettre à la peinture'. Certains tableaux de Picasso mais aussi de Chagall, par exemple, semblent vraiment confirmer cette impression:
(Chagall,
La mariée)
Mais en fait je pense que ce 'retour à l'enfance' est, de la part du peintre, une grande supercherie. Le peintre a depuis très longtemps dépassé le stade de schématisation dont l'enfant est seulement capable; il peut dessiner avec un réalisme quasi-photographique, et c'est un leurre de penser qu'il reviendrait d'une certaine manière à un état d'ignorance naïve des proportions et des angles, comme un enfant. Je pense que le peintre qui tente de dessiner de manière enfantine est en réalité très éloigné du processus de dessin enfantin. Chaque 'erreur' d'angle, de perspective ou de couleur est calculée pour produire un effet esthétique. Il est faux de dire que le peintre est 'soumis à la peinture' - bien au contraire, il s'y connaît assez pour manipuler son usage dans le but artistique de provoquer une émotion ou une réflexion. Il y a aussi peu de 'spontanéité' chez les oeuvres pseudo-enfantines de grands artistes que dans le Petit Nicolas: c'est du trucage, du calcul dont seuls les adultes sont capables.
Mais alors pourquoi cherchent-ils à 'frauder' en faisant croire qu'ils retournent à une esthétique enfantine? Je crois que c'est parce que les plus beaux dessins d'enfants sont produits de manière quasi-automatique, sous l'emprise d'une sorte d'état de grâce qui est très proche de notre conception collective de l'inspiration. L'inspiration est le graal de l'artiste, et se sentir 'inspiré' est peut-être l'un des seuls sentiments 'religieux' des artistes.
Mais l'inspiration, parfois (souvent), ne vient pas ou échoue. Réussir à imiter (et non pas à réinvestir) l'état de grâce de l'enfance est peut-être une manière adulte de rendre hommage à une étape de la vie et un état d'esprit dans lesquels une création inspirée est possible. Je crois personnellement peu à l'inspiration pure chez l'adulte - je pense qu'elle crée 'l'étincelle' qui commence un travail, mais qu'ensuite elle s'étiole et qu'il faut la rallumer en permanence par le travail. C'est sans doute pour cela que l'état de grâce chez l'enfant est si fascinant, et que les peintres voudraient bien, sinon le redécouvrir, du moins le répliquer de manière intellectuelle, par la connaissance technique de l'art qu'ils maîtrisent.
Et à part ça, comment on fait les bébés?
yesss trop bien! mais dis donc tu l'ouvres en retard le philo mag moi ça fait déjà une semaine que je l'ai reçu :O
RépondreSupprimerIl est surprenant comme "penser comme un enfant" évoque quelque chose de très précis et de très vivant en chacun de nous, alors même que "s'exprimer comme un enfant", en littérature ou en peinture, est loin d'être un idéal, comme tu le dis toi-même, puisqu'il s'agit fondamentalement d'un principe de schématisation.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que la richesse des pensées enfantines provient de l'extérieur, opère sa magie de façon indicible. Je me souviens des poèmes d'Apollinaire et de Verlaine qu'on me lisait quand j'étais petite, et que je ne comprenais pas, mais qui m'évoquaient des images très immédiates, brutes dans leur effet et pourtant extrêmement raffinées. Ne sachant y déceler le travail, l'effort de style, la poésie, comme certaines peintures, avait une résonance très forte chez moi, quelque chose que j'aurais été incapable de transcrire, qui n'était pas complètement fidèle au produit originel, mais qui trouve désormais un écho devant un tableau de Chagall, comme tu l'expliques.
Mais je ne suis même pas sûre que ces phénomènes méritent le terme de penser ; je crois que ces impressions avaient littéralement le même statut pour moi qu'une mélodie, et je ne dis pas ça pour faire de la poésie. Le flux de la musique et la façon dont on l'absorbe avaient quelque chose de très similaire à la récitation d'un poème ou la vision d'un tableau, ils agissaient selon le même principe de résonance (une expression dans le tableau, un mot, une phrase mélodique), qui est quelque chose que j'ai, pour ma part, quasiment perdu.